Pionnier de la chirurgie mini-invasive, le professeur Jacques Marescaux, président-fondateur de l’Institut de recherche contre les cancers de l’appareil digestif (Ircad) et directeur général de l’Institut hospitalo-universitaire strasbourgeois (IHU), spécialisé dans la chirurgie guidée par l’image, qu’il a créé également, est une personnalité-phare et visionnaire de la médecine. Après avoir ouvert le champ des possibles, suscité la naissance dans les anciens haras de Strasbourg du biocluster dédié au transfert de technologies dans le domaine medico-chirurgical et fait de l’Alsace une terre d’innovation médicale, il n’a pas fini de transformer le paysage de la santé. Et ce, depuis Strasbourg, place forte rêvée en ville-monde d’une Silicon Valley de la santé.
Le 28 novembre dernier, le professeur Jacques Marescaux recevait le Prix de la personnalité franco-brésilienne 2019 alors que l’Ircad, qu’il avait fondé voilà vingt-cinq ans, fêtait son 35 000e chirurgien formé : « J’avais exprimé le projet de former 200 chirurgiens par an et finalement nous en sommes à 6200 par an venus de 116 pays différents ».
Décerné par la Chambre de Commerce France-Brésil à Rio devant un parterre de 500 personnalités issues du monde économique des deux pays pour son action dans le domaine de la chirurgie au Brésil, il a surtout permis, selon son heureux lauréat, de mettre en lumière le talent du Dr. Armando Melani, le directeur scientifique de l’institut miroir, implanté à Barretos (Etat de Sao Paulo, 2011) et à Rio de Janeiro (2017). Une équipe de recherche et de développement a été créée à Barretos pour favoriser et accélérer le transfert de technologie en chirurgie mini-invasive.
Le travail du professeur Jacques Marescaux, qui a connu bien d’autres consécrations dont le Prix de la Société américaine de chirurgie mini-invasive (Sages, 2010) et la Médaille Ambroise Paré de l’Académie nationale de chirurgie (2015), a non seulement élargi et clarifié la vision du praticien ainsi que sa visibilité de la « nature des choses » grâce à l’emploi de technologies de la perfection mais aussi contribué à la visibilité et au rayonnement de Strasbourg en « capitale de la santé de demain ».
Acteur majeur du projet alsacien de niveau international « Territoire de Santé de demain » (TSD), il porte avec l’IHU l’Hôtel-Patient connecté permettant des prises en charge pré- et postopératoires personnalisées et augmentées par des moyens d’e-santé (télé-suivi et intelligence artificielle) qui permettent d’alléger… les contraintes par corps : « L’hôpital, tel qu’il existe va connaître une grande mutation. Nous développons un projet baptisé Eras (« Enhanced recovery after Surgery ») qui mise sur une récupération rapide du patient après une chirurgie : s’il quitte l’hôpital au bout de 48h, même après une opération majeure, il échappe au risque de maladies nosocomiales et diminue de moitié tout risque de complication. Mais il a besoin d’être surveillé de façon continue… et rassuré ! La ronde de nuit des infirmières n’y suffit pas. Le patient porte un patch capable d’analyser des paramètres vitaux et de les transmettre de façon sécurisée via Internet. L’hospitel (l’hôtel pour patients connectés) permet de réduire sensiblement la durée d’hospitalisation. C’est un lieu intermédiaire avant de rentrer à domicile, restant proche de l’hôpital. Nous arrivons à la bonne période pour développer les parcours patients connectés. »
24 projets français ont été retenus dans le cadre des Territoires d’innovation – avec une enveloppe budgétaire de 115 millions d’euros. Le projet alsacien, on l’a compris, entendant « offrir une meilleure réponse aux besoins de santé de la population », mise beaucoup sur la prévention – et le numérique via Priesm, la « plateforme régionale d’innovation en e-santé mutualisée ».
Porté par un consortium réunissant une vingtaine d’acteurs de la santé et du numérique, il met en oeuvre un vaste programme, « structurant pour le territoire », de recherche et d’innovations, réunissant la ville de Strasbourg et l’Eurométropole, mais aussi le pays de Saverne, la communauté des communes Mossig et vignobles, la CPAM du Bas-Rhin, l’Agence régionale de santé du Grand Est, le conseil départemental du Bas-Rhin, l’Union régionale des professions de santé (URPS), les Hôpitaux universitaires de Strasbourg (HUS), l’université de Strasbourg (Unistra) et France Assos Santé fédèrant une centaine d’associations de patients dans le Grand Est.
De la connivence à la connectique
Le grand récit scientifique commence en septembre 1991 à Cologne. Jacques Marescaux assiste, lors d’un colloque, à la conférence visionnaire d’un médecin militaire américain, le colonel Richard Satava, avec qui il se sent d’emblée en connivence intellectuelle et en phase sur l’intelligibilité du réel : « Il expliquait quelles seraient les mutations de la chirurgie avec les nouvelles technologies d’Internet : les applications de la robotique, de la réalité virtuelle et de l’intelligence artificielle. Il parlait de réalité augmentée qui n’était encore que pur concept, rien n’existait encore, ça semblait relever de la science-fiction et j’ai du comprendre 10% de cette communication faite en anglais… Internet n’est apparu qu’en 1992 et finalement, nous sommes en train de faire ce dont il a parlé… »
Aussitôt rentré, le professeur Marescaux convoque tous ses collaborateurs et décide d’adapter la chirurgie à cette intuition passant par la logique de l’automatisation et l’utilisation de ce qui allait devenir la technologie maîtresse du XXIe siècle – l’IA : « La computer science était alors considéré comme un gadget et nous n’avions que peu de latitude à l’Inserm où nous officions. Depuis le lancement aux Etats-Unis, en 1989, du « Visible Human Project », nous avions pourtant l’intuition que l’ordinateur allait changer la pratique du chirurgien. Ce projet consistait à découper le cadavre d’un homme, en l’occurence un condamné à mort qui a donné son corps à la science, en tranches de 1 millimètre. Chaque section, photographiée numériquement, permettait de visualiser toutes les structures anatomiques de l’organisme… C’est ainsi que l’image se transforme en clone digital du corps. C’était comme une évidence en marche… Mais nos institutions et pratiques allaient-elles pouvoir s’y ajuster ? Là était peut-être la raison de notre succès : ne pouvant créer d’unité publique au sein d’une institution publique, nous avons lancé notre propre projet et construit notre building. L’Ircad a bénéficié d’un statut avantageux, grâce à la loi alsacienne de 1908 qui donne tous les avantages de la fondation, avec la flexibilité indispensable à l’achat de matériel performant. »
D’emblée, cette vision peut se concrétiser grâce à de grandes rencontres : « Nous avons eu le soutien de Léon Hirsch, le chairman de l’USSC (« United State Surgical Corporation ») qui, le premier, nous a accordé sa confiance. Je lui avais envoyé un fax lui expliquant notre projet d’un institut dédié à la chirurgie mini-invasive. Le lendemain, sa réponse tombe : « Great Idéa ! Je vous envoie sept billets pour le Concorde, venez ! Une équipe vous attend à l’aéroport »… C’est le début d’un conte de fée ininterrompu pour les petits Français que nous étions. Il nous a donné le premier financement du projet. Orson Welles disait : « Faire un film, ce n’est pas compliqué. Mais 80% du travail, c’est d’assurer le financement du film »… Grâce à l’appui de Léon Hirsch et d’autres comme le président de l’Université Laustriat, nous avons pu amener une dynamique en région… »
Depuis 1994, l’Ircad, créé comme un centre privé de recherche médicale sous forme d’association de droit local alsacien-mosellan, s’affirme, avec son système nerveux hyperperformant, comme une autre évidence dans le paysage et une référence mondiale en chirurgie guidée par l’image.
Un second Ircad ouvre à Taiwan en 2008, suivi par les deux instituts miroir du Brésil et celui de Beyrouth (2019). Un cinquième devrait ouvrir ses portes à Kigali (Rwanda) en 2020 et un sixième est en gestation en Chine, dans la région de Shanghai : « Pour l’Ircad China, on est venu nous demander. Le chairman d’une grande société sud coréenne est venu nous voir pour comprendre l’esprit de l’Ircad. Huit jours après, le contrat était signé pour assurer les responsabilités scientifiques de l’Ircad China pour une durée de quinze ans. C’est une manière de travailler à l’inverse de celle que nous connaissons en Europe ou aux Etats-Unis, où l’on procède par paliers, en passant par toutes sortes d’étapes et d’échelons intermédiaires. Là, c’est le président d’une société, acteur majeur dans les télécommunications, le pétrole, les semi-conducteurs et les cosmétiques, qui se déplace le premier.. Elle pèse 145 milliards et a décidé de devenir leader aussi dans le domaine de la santé en Chine. Mais uniquement en chirurgie mini-invasive… »
Au commencement est la vision
Né à Clermont-Ferrand où ses parents s’étaient réfugiés car l’Université s’était retirée sous l’Occupation, Jacques Marescaux arrive à Strasbourg… à l’âge de deux mois.
Son père, Jean Marescaux, est professeur d’histologie à la faculté de médecine de Strasbourg et sa mère, médecin de formation, se consacre à sa famille : « Elle a fait sept spécialités de médecine (de l’immunologie à la médecine du travail) sans les exercer afin de pouvoir nous élever… »
Sa voie est toute tracée – en chemin de liberté augmentée… Passionné par la recherche de bonne heure, le jeune Jacques passe des heures au laboratoire à observer son père opérant des souris et s’enrôle tout naturellement comme fantassin d’Hippocrate… avant de révolutionner les blocs opératoires.
Major au concours d’internat en 1971 et docteur en chirurgie, il obtient en 1980 une chaire de professeur des universités en chirurgie digestive. En 1989, il est chef du service de chirurgie digestive et endocrinienne des hôpitaux universitaires de Strasbourg.
Ensuite, tout s’accélère dans une société ultra-compétitive aux corps désorientés (mais de plus en plus connectés…) avec la création de l’Ircad et de son écosystème d’excellence qui exporte son modèle. Le professeur Marescaux fait remonter le projet de l’Ircad aux premières opérations par laparoscopie (une chirurgie qui se pratique à travers de petites incisions de la paroi abdominale permettant l’introduction d’une caméra et des instruments chirurgicaux nécessaires) : « Le chirurgien travaillait alors à l’aide d’un écran : c’était la préhistoire de la chirurgie mini-invasive ! Mais j’étais persuadé que cette pratique allait se généraliser et qu’il fallait donc développer toutes les technologies permettant le meilleur geste chirurgical. »
Pour mondialiser son enseignement, l’Institut crée en 2000 WeBSurg (« World electronic Book of Surgery »), une université virtuelle dédiée à la formation médico-chirurgicale continue qui compte actuellement 400 000 membres.
Le 7 septembre 2001, Jacques Marescaux réalise à New York une première médicale et transatlantique en télé-chirurgie : il opère de la vésicule biliaire une patiente qui se trouve à Strasbourg… C’est « l’Opération Lindberg » – elle a duré 54 minutes, en partenariat avec France Telecom qui assurait la liaison en haut débit…
En mars 2005, il participe avec d’autres éminents confrères (Jean-Marie Lehn ou Pierre Chambon) au projet de pôle de compétitivité et d’innovation thérapeutique dans le cadre d’Alsace BioValley – l’Ircad en est le moteur :
« C’est la seule région où l’on peut mener à bien le projet qui est le nôtre pour trois raisons. La première, c’est l’aide que les collectivités locales nous consentent depuis le commencement. Elles sont toujours en phase avec nous. La seconde raison, c’est la qualité d’être et d’engagement du travailleur alsacien. Tout un réseau d’infirmières fait vivre avec dévouement le bloc expérimental de l’Ircad et le maintient propre en début comme en fin de séance. La troisième, c’est cette notion de service bien comprise qui a assuré le succès de l’Institut : nous avons somme toute copié le professionnalisme américain d’il y a une génération et la manière de recevoir asiatique. »
L’enjeu du siècle
Depuis, la société humaine n’en finit pas de se reconfigurer et de s’adapter à son infrastructure numérique. Celle-ci orchestre les échanges de données instantanées, rendant possible notamment « le geste chirurgical le moins agressif possible » – c’est l’application de la réalité augmentée pour le chirurgien travaillant sur une reconstruction en trois dimensions de la localisation exacte d’une tumeur telle que Jacques Marescaux l’avait pressentie voilà trois décennies. La technologie d’aujourd’hui ne serait-elle pas la « fiction » d’hier ?
Dans son Institut d’exception, bien implanté et agrandi dans l’enceinte de l’Hôpital civil, le praticien visionnaire mesure le chemin parcouru – celui d’une révolution permanente, laissant juste affleurer l’ombre d’un regret : « Il n’y a pas d’idées folles. Je n’ai pas été particulièrement créatif, mais j’ai juste réagi à la vision futuriste d’un esprit d’exception. J’ai tout de même le regret d’avoir compris cinq ans trop tard une avancée majeure dans le domaine de la chirurgie mini-invasive, lorsqu’un confrère rencontré à un colloque à Buenos Aires en 1984 me dit : « J’ai inventé une technique sur des brebis, je peux les opérer sans faire de trou dans leur organisme »… Mais je menais trop de choses de front, j’avais été nommé professeur en 1980, j’étais au bloc opératoire du matin au soir et je n’ai pu concrétiser cette avancée pourtant formulée au bon moment… »
Le 2 avril 2007, Jacques Marescaux est le premier chirurgien à réaliser avec son équipe une opération chirurgicale par voie transvaginale sans laisser de cicatrice, dans le cadre du projet « Anubis » labellisé par le pôle de compétitivité Alsace BioValley. Une autre première mondiale, c’est-à-dire une utopie qui a touché terre et pris racine –ici, en Alsace…
Mais… la main automatisée ne va-t-elle pas remplacer l’homme jusque dans le geste chirurgical ? « Il ne s’agit pas de robotique mais de chirurgie assistée par ordinateur : le chirurgien ne cesse jamais de diriger et l’ordinateur analyse une profusion de données à la nanoseconde pour lui permettre d’améliorer ses gestes. »
Tout être humain naîtrait-il avec une double nationalité qui relève tant du royaume des biens-portants que de celui des malades ? La frontière entre ces deux états s’estomperait dans cette nouvelle prise en charge qui fait du patient un acteur parfaitement informé sur son état de santé. Pour peu qu’il garde la maîtrise de ses données, hors suivi médical. Et peut-être aussi sa faculté à composer librement avec ce qui constitue sa réalité sans cesse vivante, vécue – et indéfinie.
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