De la Bugatti 57SC Atlantic à l’Aston Martin Valkyrie, l’objet automobile a suscité un irrépressible désir de vie plus belle, plus trépidante, plus vaste. Ces belles machines à rêver tiennent-elles encore la route alors que les pays les plus motorisés connaissent une inversion de tendance en faveur des transports en commun ?
« Je crois que l’automobile est aujourd’hui l’équivalent assez exact des grandes cathédrales gothiques : je veux dire une grande création d’époque, conçue passionnément par des artistes inconnus, consommée dans son image, sinon dans son usage, par un peuple entier qui s’approprie en elle un objet parfaitement magique » constatait Roland Barthes (1915-1980) dans Mythologies (1957).
Tout est dit sur cette capacité d’envoûtement que l’objet automobile exerce sur l’humain bien avant que la révolution industrielle et les progrès de la fabrication en série ne le mettent à la portée de tous au nom de la « motorisation heureuse » des masses. Ce fut tout particulièrement Henry Ford (1863-1947) qui « mit le monde sur quatre roues » avec son modèle T (1908-1927) fabriqué à partir de pièces standardisées, ainsi que le rappelle le journaliste américain Larry Edsall.
Spécialisé dans l’automobile et auteur notamment de Concept Car (2003), Larry Edsall a travaillé pour AutoWeek Magazine, suivi les plus importantes manifestations de sport automobile et essayé sur toutes les routes du monde les véhicules les plus divers, des bijoux de haute technologie aux prototypes. Il emmène ses lecteurs à bord de cinquante modèles entrés dans la légende, des modèles populaires comme la Coccinelle de Volkswagen ou la 2 CV de Citroën jusqu’à la Bugatti Atlantic 57S/SC ou la Veyron.
Des calèches aux berlines aérodynamiques
Il y eut d’abord le temps des pionniers (1886-1930), ouvert lorsque Karl Benz (1844-1929) installe un moteur à deux temps à essence dans un tricycle, salué comme le premier véhicule automobile au monde avec tous les organes nécessaires à son bon fonctionnement : un volant d’inertie, une transmission à chaîne, un différentiel. Le brevet qu’il dépose le 29 janvier de cette année 1886 est considéré comme l’acte de naissance de l’automobile…
Mais bien avant, le poète grec Homère évoquait dans l’Illiade des tricycles aux « roues vivantes » roulant par elles-mêmes autour de « demeures sacrées ».
Le savant mathématicien britannique Roger Bacon (1214-1294) conçut le principe d’un véhicule autopropulsé, deux siècles avant que Leonard de Vinci (1452-1519) ne dessine des véhicules roulants et volants… Dès 1801, des moteurs à vapeur actionnent des voitures routières construites par le Britannique Richard Trevitchik (1771-1833). Un siècle plus tard, la Locomobile était encore l’automobile américaine la plus vendue.
Mais Benz « fut le premier à produire des automobiles en quantité notable avec plus de mille véhicules à quatre roues vendus en 1898 » – il est considéré avec Daimler comme « l’inventeur de l’automobile ».
Et puis Ford vint et appliqua les méthodes de production de masse à l’automobile dès son Quadricycle (1896) avant de disposer des capitaux pour lancer son modèle T pour motoriser les masses : « Peinte systématiquement en noir parce cette laque séchait plus rapidement que les autres, le Model T tomba un jour des chaînes d’assemblage à la cadence de mille véhicules par jour. A l’époque, ce fut un événement qui offrait un singulier contraste avec la production en Europe où mécaniciens et carrossiers fabriquaient encore une voiture complète à la fois. »
En France, André Citroën (1878-1935), qui a beaucoup appris de Ford, produit à partir de 1919 avec sa 10 CV le premier véhicule complètement équipé et vendu en masse à un prix « populaire », avant de lancer en 1934 sa révolutionnaire Traction Avant, produite jusqu’en 1957 à 750 000 exemplaires.
Et puis « le style » fit son apparition avec William Durant (1861-1947) et Alfred Sloan (1875-1966) à la tête de General Motors : GM « mit sur pied le premier studio de style de l’industrie automobile intitulé Art and Color Section » et embaucha Harley J. Earl (1893-1969) qui avait déjà dessiné des carrosseries à l’unité pour des vedettes d’Hollywood. Premier designer de l’histoire automobile, il conçoit en 1927 la voiture La Salle « considérée comme le premier type automobile construit en grande série qui ait été entièrement dessiné avec soin et non pas simplement conçu sur le plan mécanique ».
En 1938, il réalise la première « voiture de rêve », la Buick Y-Job, « désignée comme les avions militaires encore au stade expérimental » – un « concept-car », équipé d’une capote et de vitres à commande électrique, permettant d’évaluer « le potentiel de l’esthétique dans le domaine automobile ».
Aux « charrettes hippomobiles » avec un moteur et des organes de transmission greffés » succèdent des berlines aux formes fluides et somptueuses. Ainsi se clôt définitivement l’ère de la voiture à cheval… Ainsi se créent des légendes comme celle de Bugatti (1881-1947) dont les réalisations révèlent une « association poussée de la beauté et de la fonctionnalité » mais aussi celle de Errett Lobban « EL » Cord (1894-1974) qui avait gagné et perdu trois fortunes avant d’avoir atteint l’âge de 21 ans et qui réalisa « la plus séduisante et la plus belle automobile jamais conçue » – du moins en Amérique : la Cord 810 (1935-1937).
L’homme aurait-il inventé les dieux pour se modeler à leur image et puis aurait-il inventé l’automobile pour se transporter comme eux, en majesté – et s’illimiter tant dans le raffinement que la performance ?
Si la publicité automobile a encore de beaux jours devant elle, une étude du constructeur japonais Nissan indique que les « transports en commun », couplés avec Internet, ont de plus en plus le vent en poupe – surtout auprès des jeunes. La tendance s’inverse mais le bel objet automobile suscite une inoxydable nostalgie – celle du bon vieux temps où son image était associée à la liberté, au luxe, au raffinement et à la volupté de se transporter comme dans un rêve d’apesanteur.
Larry Edsall, 100 ans d’automobile, Glénat, 192 p., 29,99 €