Voilà un demi-siècle, une étudiante entrait dans la plus exigeante des aventures littéraires, dédiée à un absolu d’enfance et d’amour : « Par mon ventre ouvert tu es entré dans mon enfance »… Entre l’été 1961 et l’été 1967, Mireille Sorgue (1944-1967) a écrit à son amant des lettres qui constituent un document unique dans l’histoire de la littérature.
Qui ne connaît pas L’Amant, Prix Goncourt 1984 et inusable best-seller de Marguerite Duras (1914-1996) ? Seize ans avant ce phénomène d’édition paraissait en toute discrétion L’Amant d’une toute jeune fille qui, de bonne heure, pressentait ne jamais atteindre l’âge de trente ans… Sa discrète auteure avait pris la parole pour dire sa jouissance d’être avec son amant – elle avait commencé par une lettre et n’avait plus cessé de parler, de missive en missive – et de célébrer l’amour, de célébrer le corps de l’Amant :
«Ses fesses sont la fraîcheur même. Je les sépare avec délicatesse comme un beau fruit et comme il m’ouvre, avec le même amour curieux de ses secrets, je veux l’ouvrir. Je l’envie de pouvoir entrer loin en moi quand je n’ai, pour le connaître, que ce qu’il veut bien mettre en moi de lui, le goût de sa langue et sa véhémence qui fuse au plus fort de la querelle. »
Il a suffi de leur amour se mirant en ces pages ardentes, toutes de vertige et de révélation – et voilà l’Amante projetée par la force de l’écriture au plus vif au plus haut d’elle, en ces fulgurances qui soulèvent de terre et font frôler un abîme de joie – ou de perdition…
Son poème « Tendresse » se terminait ainsi :
Je crois que la mort seule peut me finir mon enfance
Je crois que la mort m’éternisera dans l’enfance
La mémoire du verbe : « j’écris pour mieux t’aimer »…
Un soir de printemps de l’année 1963, une jeune fille amoureuse de dix-neuf ans conçoit le projet d’un « grand poème » pour honorer son Amant, ainsi qu’elle l’écrit le jour de Pâques dans sa correspondance : « Demain, je veux écrire un grand poème indélébile, à ta jouissance seule, miroir de sorcière où chacun reconnaisse l’autre au centre du soleil (…) Il m’est égal de mourir toute. Et ce n’est pas tant pour me survivre que pour vivre que je veux écrire. J’écrirai comme on fait l’amour. »
Mireille est née Pacchioni le 19 mars 1944 à Castres, au foyer de parents instituteurs n’exerçant pas au même lieu… Son père Francis était une figure de la Résistance locale, engagée dans les FFI avant d’intégrer l’Education nationale.
En juin 1959, Mireille est reçue à quinze ans au concours de l’Ecole normale d’Albi. En juin 1961, elle remporte le premier prix de dissertation au Concours général. Remarquée par un inspecteur de l’Education nationale qui écrit sous le nom de François Solesmes, elle entame avec lui une correspondance passionnée – puis une liaison… Elle écrit aussi à un polytechnicien érudit et octogénaire, Victor Piquet, tout en suivant à la faculté de lettres de Toulouse les cours du poète occitan René Nelli (1906-1982) sur le fin’amors et l’érotique des troubadours.
Reçue première au concours d’élève-professeur à l’IPES en 1963, elle travaille à un mémoire sur la poétesse Louise Labé (1524-1566) tout en se jetant à corps perdu dans ce qui va devenir son œuvre unique, si dévorante… Pendant ses « grandes vacances » en Provence et à Agde, durant l’été 1965, elle écrit Célébration de la Main et envoie le texte – plutôt des « notes de feu prises sur le vif » – à Robert Morel (1922-1990), qui publie une collection intitulée Célébrations. Quoique gagné par l’urgence de ce cri étiré en fervente méditation, l’éditeur lui demande de « compléter »… Mireille écrit à l’Amant le 7 juin 1966 : « Aide-moi, je t’en prie, à sortir de moi : écrire n’y suffit pas, écrire ne me délivre pas assez de moi, de ma « charge d’humanité » – de ma « charge d’éternité »…
En juillet 1967, Mireille Pacchioni est reçue au Capes – un horizon se rapproche… Sa liaison et son talent se fécondent mutuellement dans cette obsession magnifique – mais sa correspondance révèle ses fragilités, sa prose trahit la proximité de la mort dans l’au-delà du chant… Surmenée mais en proie aux plus hautes exigences, elle projette de préparer l’agrégation de lettres et de travailler sur la correspondance de Lou Andrea Salomé (1860-1937).
Le 15 août, elle prend le train de nuit Paris-Toulouse. Des voyageurs remarquent une jeune fille en pleurs et tentent de la réconforter. Rien n’y fait : Mireille ouvre la porte du train et de l’insoutenable entre Caussade et Montauban. Son livre paraît l’année suivante à partir de morceaux trouvés dans ses papiers d’étudiante – les « événements » d’alors ne sont pas propices à la littérature, sauf pour Belle du Seigneur, d’un grand amoureux d’un autre temps, Albert Cohen (1895-1981), consacré par un tardif Grand Prix de l’Académie française.
Prix Hermès à titre posthume, L’Amant est réédité par l’écrivain Henri Bonnier, alors directeur littéraire des éditions Albin Michel, un an après celui de Duras. Depuis 1994, une place de Toulouse porte le nom de Mireille Sorgue, désormais saisie dans la pleine jeunesse d’une vie à bout de forces sous les ébranlements majeurs de sa « charge d’éternité » – pure présence neuve « n’ayant pour tout passé qu’un matin renouvelé »…