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Archive for août 2018

L’Automobile Club Association (ACA), née en avril 1900, résulte sous sa forme actuelle de la fusion de plus de 20 clubs régionaux.

 

La Belle Epoque est celle d’une cohabitation de plus en plus précaire entre « la plus noble conquête de l’homme », le cheval, et « la plus noble machine de l’homme » : les vapeurs de pétrole des premiers véhicules automobiles en circulation commencent à se mêler à l’odeur du crottin de cheval. En 1900, les avenues de l’Europe se partagent entre attelages hippomobiles et automobilistes. Et ces derniers se partagent entre inconditionnels de la voiture à vapeur, partisans du moteur à explosion et adeptes de l’électromobile…

L’automobilité naissance suscite une nouvelle socialité, avec la constitution de l’Automobile-Club de France en novembre 1895 dans l’hôtel particulier du comte de Dion (1856-1946).

L’ « Automobile Club von Elsass-Lothringen », « association française de défense des automobilistes », est fondé le 8 avril 1900 à Strasbourg. Présidé par le brasseur Max Schutzenberger (domicilié au 13, rue Goethe), il compte parmi ses membres deux « dames-pilotes », Clémence Hirtzlin, « rentière » demeurant Villa Clémencia au 72 de l’Allée de la Robertsau à Strasbourg et la comtesse Sophie Mélanie de Pourtalès (1836-1914). Fort d’une quarantaine de membres, il est domicilié à l’Hôtel de la Maison Rouge (téléphone n°122).

 

L’auto entre dans les mœurs des nations industrielles

 

Le 22 juillet 1900, le Club organise une course sur l’itinéraire Strasbourg-Kehl-Kappel-Rhinau-Strasbourg, remportée par le baron de Turckheim sur sa De Dietrich – à une vitesse de pointe de 59,9 km à l’heure.

Sa première « exposition d’automobiles » dans le jardin du Baechehiesel réunit notamment les automobiles Bergmann, De Dietrich, Benz, Ducommun, Delahaye, Peugeot ou Jeanperrin frères.

En 1902, sous la présidence de Léon Schlumberger (1855-1929), la création d’un bulletin de liaison, Das Automobil, permet d’informer les membres des réglementations les concernant – dont l’obligation d’immatriculer « les voitures sans chevaux ». Les heureux propriétaires d’automobiles se doivent de satisfaire à certaines épreuves attestant de leur maîtrise du véhicule comme de leur intégrité physique – le droit de conduire ne doit pas valoir « permis d’écraser ». Le permis de conduire est introduit en Alsace et l’Automobile-Club fait passer l’épreuve aux candidats et leur délivre le précieux document.

En 1905, le Club publie les premiers panneaux de signalisation routière : l’expansion de l’automobilité doit être accompagnée et régulée.

Après la Grande Guerre, Léon Schlumberger le rebaptise « l’Automobile Club d’Alsace Lorraine » – avant de limiter sa sphère d’influence à l’Alsace : le 8 avril 1921, l’Automobile Club de France reconnaît l’A.C.A. comme la seule association représentative des automobilistes en Alsace, revenue à la France.

Pour répondre à une demande croissante, le nombre de garages croît en Alsace, du garage Renault situé Place de l’Homme de Fer au très réputé « atelier » (en fait une véritable usine) d’Alfred Ungerer (1861-1933) qui assure toutes réparations au 16 rue de la Broque à Strasbourg (1). Le garage Kroelly représente alors Hotchkiss, Panhard et Peugeot dans son « salon de l’auto permanent ».

Le bulletin du Club devenu L’Alsace Automobile relaie volontiers les informations des constructeurs. Ainsi, la 10 CV Mathis a parcouru 30 000 km sur route pendant 30 jours consécutifs en cette année 1925 – ses pièces plombées sont contrôlées chaque jour par le bureau technique de l’Automobile Club de France et l’Automobile Club d’Alsace.

 

 

Automobilisme, vitesse et tourisme

 

 

Le Dr Camille Simonin, professeur agrégé de la Faculté de Médecine de Strasbourg, dépose en 1931 au Congrès de la médecine légale à Paris un rapport sur L’Auto homicide qui attire l’attention sur le nombre grandissant de vies perdues : « Le nombre d’infortunés qui décèdent par la faute de l’automobile s’élève à 72,8 par milliard de voyageurs-kilomètres » – soit 3 000 automobilistes morts par an. »

Dès ses débuts pétaradants, l’automobile est considérée comme un engin de mort – un décret du 31 décembre 1922 institue le code de la Route.

L’A.C.A. est sur tous les fronts : lancement du premier diplôme de « chauffeur méritant », d’une souscription pour la construction d’une nouvelle route Uffholz-Ballon de Guebwiller par le Vieil Armand et de nouvelles commissions, publications d’itinéraires de découverte de l’Alsace puis d’un guide de l’automobiliste alsacien – tout en demeurant le seul club habilité à délivrer les permis de conduire.

Depuis le départ de Léon Schlumberger en 1926, ses présidents se succèdent (MM. Hanhart, Charles de Lapre, Fernand Herrenschmidt) jusqu’à la désignation d’Emile Henry (l’un des dirigeants des Dernières Nouvelles d’Alsace) qui engage en 1939 l’acquisition de son immeuble au 5 de l’Avenue de la Paix. A la veille de la seconde guerre mondiale, l’A.C.A. compte 5000 membres. Au retour des Allemands, son immeuble est réquisitionné – et pillé.

En 1945, le président Paul Ernest Koenig et le directeur Raymond Bongrand relèvent le Club, restaurent son immeuble, font revenir ses membres en leur assurant la reprise des services.

Deux ans plus tard, l’A.C.A. organise le « Circuit automobile international de vitesse de Strasbourg » qui rassemble depuis la place de l’Etoile, sur une boucle de 3 460 km, les plus prestigieux des coureurs de l’époque : Wimille (sur Simca Gordini), Villoresi (sur Maserati), Rosier (sur Talbot), etc.

Depuis ses origines, le Club a assuré l’heureuse synergie entre l’automobilisme et cette autre industrie naissante, le tourisme, en préservant et valorisant les paysages d’une Alsace tour à tour perle du Reich puis de l’Hexagone.

Fortement engagé dans la promotion du tourisme régional, le Club participe, le 30 mai 1953, à l’inauguration de la route du vin à Marlenheim. Deux ans plus tard, il offre à la gendarmerie deux camionnettes pour l’assistance des automobilistes en détresse.

Lorsque Me Louis Bollecker succède, en 1964, au président Koenig, l’A.C.A. compte 31 000 membres. La sécurité des automobilistes est alors en question, suite au succès du livre de Ralph Nader (Ces voitures qui tuent, Flammarion, 1965).

Avec 1 394 539 adhérents au 31 juillet 2018, l’ACA est le premier Automobile Club de France. Son président, Didier Bollecker, rappelle son engagement pour « une mobilité accessible, durable et sûre pour tous » à l’orée d’une « troisième révolution des transports » annoncée avec la « voiture autonome ». Jusqu’alors, l’automobile ne nous a conduit que là où nous voulions aller, comme en un parfait prolongement de notre situation ontologique. Désormais, l’homo mobilis se trouve confronté aux nouveaux défis cristallisés sur une icône automobile qui l’emmène vers un inconnu toujours plus techno et plus « vert » – toujours plus loin…

  • Il s’agit du grand-père du célèbre artiste Tomi Ungerer.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Le poète Grégory Huck livre un peu de son arrière-monde dans un recueil dont le rayonnement noir recompose les paysages et les visages en un lieu vif d’une poésie de l’incertain au cœur de ce qui fait mystère dans l’insécurité contemporaine…

 

Comment peut-on s’établir dans la parole comme « poète » en cette période de basses eaux et de tensions collectives ? Pourtant, c’est par la poésie aiguisée en pratique à haut risque que Grégory Huck mène depuis deux décennies son combat personnel contre l’érosion des certitudes du visible et du dicible, laminées par la logique d’un insatiable « ogre marchand » dans la débâcle de tout ce qui permettrait de se penser dans le monde…

Peintre et poète, devenu éditeur de poésie à l’enseigne de L’Olifant, il publie Sapiens Terminus, un recueil en sept sphères et différents « états de conscience autofictionnels », comme le rappelle sa préfacière Marcia Marques-Rambourg, d’amours revisitées jusqu’à la dissolution de l’ego dans une apaisante poétique des civilisations. Sur quoi d’autre pourraient s’appuyer les civilisations et les existences si ce n’est sur une poétique, c’est-à-dire sur la puissance créatrice d’un art irriguant une philosophie capable de saisir la complexité de notre univers et une politique capable d’en dispenser la richesse ?

Estimant cette part poétique de la vie bien menacée, Grégory Huck a pris le pinceau, le stylo, le clavier, les flux « numériques » pour la porter aussi loin que possible avec ses semelles de vent comme on porte le feu là où ça compte vraiment – là où ça prendra dans ce que nous avons de plus profond, sous l’écorce fendue…

 

La preuve par les muses

 

Enfant, la poésie lui tombe littéralement entre les mains à la bibliothèque du collège Jean de La Fontaine de Geispolsheim où il s’était refugié : « Je m’ennuyais de mes contemporains en vêtements de marque, et je m’étais caché là quand un livre me tombe dessus, à cause d’un équilibre instable sur l’étagère : c’était un recueil de Milosz, dont j’ignorais jusqu’alors l’existence. C’est ainsi que j’ai découvert son œuvre et celle d’une myriade d’autres poètes, inconnus de moi, que j’ai entrepris de dévorer. Ils m’ont sauvé de mon ignorance et j’ai voulu rendre ce qu’ils m’ont donné »…

De muses et poètes de rencontre en recueils publiés depuis Meilleurs Souvenirs du monde (2007), Grégory Huck a contracté une dette infinie dont il s’acquitte en épousant la singularité de sa propre cadence déliée d’une chaotique globalisation :

 

Je suis le handicapé-dyslexique

J’ai fait veuvage de Mère Grammaire

  • Suis amputé de la langue et

 

  • dangereux comme l’exil… –

 

Son exil à lui, c’est aussi l’Europe centrale juste après la « chute du Mur » et la « révolution de velours », plus particulièrement une Slovaquie riche de ses poétesses – la preuve par le muses est, de toutes, la moins irrécusable : « J’ai découvert là-bas une jeunesse avide de s’élancer vers le monde, alors que les Français de cette génération se complaisaient dans un entre-soi douillet »…

 

Mes épaules sont taillées pour un autre monde

Qui ne passe pas les portes des boutiquiers

 

S’il avoue n’être « que la pierre d’un forçat décevant », son écriture désarmée n’en avance pas moins en mode offensif vers la maîtrise de son agir dans le creuset du vers où se ranime ce qui est nécessaire au chant :

 

Qui d’autre que moi parle

La langue morte

Des crânes vidés d’âme ?

Ne plus me débattre

Dans la chair mouvante

De tes roses…

Le poète est mort en moi,

Reste l’homme

Comme une peau vide.

 

Longtemps, des frivoles ont voué la poésie à faire rimer « bonheur » avec « fleur » – mais celle de Grégory Huck « se déroule/comme le satané serpent/à l’arbre de notre commun péché » et s’érige comme une fleur à la joie saxifrage sur les champs de ruines et les non-lieux de notre stérile postmodernité :

 

 

je suis las des paradis inachevés

qui nous font des humeurs

comme des quais de gare

 

 

Le poète devenu éditeur prolonge sa rencontre avec Oscar Vladislas de Lubicz-Milocz (1877-1939) avec la publication à venir d’une anthologie, sans éteindre pour autant sa dette fervente – à chaque jour son bonheur de faire advenir ce qui doit avoir lieu… Si la poésie n’est pas une réponse à une interrogation de l’homme jeté au monde, elle n’en est moins ce jubilatoire questionnement creusant le lit de la merveille au plus vif de l’inimitable musique de ce qui est – elle y aimante ce sursaut d’humanité en pure présence solidaire et inspirée vers son dépassement :

 

Nous pouvons traverser nos corps comme

Une province tranquille et boire ensemble

Le sang de nos délires à même la vigne.

 

Grégory Huck, Sapiens Terminus, Belladone – collection de l’Olifant, 204 p., 14 €

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Le poète Albert Strickler (Prix européen Virgile 2011 pour l’ensemble de son œuvre) poursuit son travail de diariste et d’éditeur exigeant : « Il faut savoir prendre des risques pour la poésie mais aussi adapter les choses à la réalité »…

 

 

Albert Strickler pratique avec bonheur l’art souverain de la rencontre – de celle qui peut devenir communion et faire œuvre… avec des créateurs comme Sylvie Lander (Au souffle de l’ange, Petites Vagues, 2006), Rolf Ball (Peins-moi un poème, Sésame, 1996) ou Dan Steffan. C’est un projet avec cette dernière, La lumière la mort, qui préfigure la création des éditions du Tourneciel, du nom du chalet « en moyenne montagne » qu’il habite à La Vancelle à la manière d’une « antichambre du paradis » :

« Ce dernier livre était destiné aux éditions des Vanneaux. Sa directrice, Cécile Odartchenko, m’avait proposé de faire un livre d’art avec un de mes cycles de poèmes. J’avais pensé à Dan Steffan qui faisait des interventions très appréciées dans le monde du handicap. Le texte précédait l’œuvre plastique : nous avons d’abord cherché dans son atelier ce qui pouvait être mis en résonance. Puis elle a ressenti en me lisant l’envie de créer des œuvres dans la tonalité du texte. Parallèlement,l’idée d’une collection vouée aux livres réalisés en binôme a fait son chemin… ».

C’est ainsi que naissent, au printemps 2014, les éditions du Tourneciel – et que se prolonge l’aventure à partir deVoici l’Homme autour du peintre Gérard Houver.

 

 

Une langue de communion

 

Albert Strickler a vécu à Sessenheim une jeunesse déjà en état de grâce poétique sur les traces de Goethe… Après un mémoire consacré à René Char, il a enseigné les lettres – ainsi que la distinction, fondamentale pour lui, entre « langue de communication et langue de communion ».

En 1991, il devient chef de cabinet de Gilbert Estève (élu maire de Sélestat en 1989), puis directeur des affaires culturelles de la Ville jusqu’en 2002 avant de découvrir le monde du handicap. Il dirige notamment l’Evasion, avec une salle de spectacleprolongée par le festival Charivaridont la première édition a lieu en 2008.

 

Son ressort intime ? La joie de créer, de se relier au monde, de se confronter à de nouvelles expériences – et d’avoir tout l’accomplissable, voire tout l’univers, à exprimer : « Je fais des éruptions de joie à la manière d’une dépression à rebours… ».

Le vin constitue une autre de ses passions – il a publié Les Sublimes d’Alsace, un éloge qui associe les femmes à l’arc-en-ciel des cépages d’Alsace…

Depuis Graphologie des horloges (Prix de la Société des Ecrivains d’Alsace-Lorraine en 1983), le poète graphomane a publié près d’une quarantaine de livres : des recueils de poésie, des livres d’art et les imposants volumes de son Journal tenu au quotidien – une aventure de « vigilance éblouie » afin de recueillir à chaque instant tous les présents de l’existence jusque dans ses fondamentales incertitudes.

 

En terre natale du livre, où s’élaborèrent l’invention de Gutenberg et bien des chefs d’œuvre, le poète familier des grands fantômes littéraires se retrouve aux commandes d’une belle maison d’édition, riche déjà de cinq collections, dont le catalogue vient d’accueillir l’historien Gabriel Braeuner dans la collection « L’Esprit d’un lieu », avec Au cœur de l’Europe humaniste sans oublier Aurores des lichens du poète Gérard Freitag des hauteurs de Sainte-Marie-aux-Mines.

 

L’obstination du merle

 

Albert Strickler publie le dixième volume de son Journal perpétuel. Passer de la poésie au journal intime, serait-ce aller d’un bord du livre à l’autre, d’une vérité de l’écriture à l’autre ?

Il ouvre son Journal pour l’année 2017 par une phrase d’Henri Michaux (1899-1984) : « Ce sont les vertiges qui sont mes rivières vives. C’est la fatigue qui est ma nage dans les nénuphars. » Il aurait tout aussi bien pu mettre en exergue cette phrase de Kafka (1883-1924) : « Loin, loin de toi se déroule l’histoire mondiale, l’histoire mondiale de ton âme. »

Le livre est un monde et réciproquement, des cycles s’y achèvent – dont celui de la vie dite « active »… Cette année-là, il est admis à « faire valoir » ses « droits à la retraite » pendant que « la mort clignote dans chaque goutte de rosée »… Pour sa « retraite », le poète s’enfonce dans le monde de Kafka, dans un labyrinthe algorithmique qui ne reconnaît aucun mot de passe alors qu’un volcan d’encre s’impatiente en lui…

Le 5 mars, il surmonte une lourde fatigue pour se rendre de Sélestat à l’église Saint-Aurélie de Strasbourg pour une lecture croisée des œuvres de Jean-Paul Klée et Werner Lambersy : « De quoi s’agissait-il ? De témoigner l’un et l’autre « des destins de leurs pères, résistants ou… pro-nazis, et du rôle des lieux (Struthof, Wannsee) dans la réactivation de leur propre mémoire. »

En Alsace, la poésie et le public se rencontreront-ils jamais ? Qu’il s’agisse de l’hommage à Allain Leprest à L’Evasion (le 11 mars) ou d’une lecture au FRAC (le 29 mai), la même évidence cruelle accable « l’acteur culturel » et se trace de grandes et larges avenues dans ce monde – peut-être creuse-t-elle la fosse commune d’une espèce oublieuse de ses fondamentaux anthropologiques comme de ses abeilles : « J’ ai pensé hier en me disant qu’écrire des poèmes n’était peut-être pas moins ridicule que de faire des mots fléchés sur la plage. Encore que les poèmes soient à leur manière des mots fléchés aussi. Des mots-flèches ! »…

Ce dixième volume est parcouru par la présence de la poétesse Juliette Mouquet dont le livre est en gestation aux éditions du Tourneciel, ainsi que par celle de la journaliste-romancière Frédérique Deghelt dont Libertango (paru chez Actes Sud) a ému le diariste-poète, de Jean Chalon qui lui confie Petits messages d’amour et d’amitié et de Claudie Huntzinger

Le 21 avril, le poète tombé en édition note : « J’apprends que Le Tour du monde par deux enfants, livre de lecture scolaire et d’édification patriotique (sic), s’est vendu à près de 10 000 000 exemplaires, dont 7 000 000 avant 1914, et qu’il a fait l’objet de 500 éditions. Ce qui laisse rêveur le poète et perplexe l’éditeur ! »

Après chaque salon du livre, « les livres non vendus seront forcément plus lourds » – et le poète-éditeur sent leur poids qui l’éloigne de sa vie… Mais il y a les belles passantes, qui passent de stand en stand : « A propos de visages, combien de magnifiques en avons-nous feuilletés avec Gérard au fil des heures. La vie nous parut belle par la seule présence furtive de ces élégantes passantes, auxquelles mon compagnon se plut à rendre hommage en évoquant le poème « générique » de Baudelaire. »

« L’homme de la joie » qui vit en état de grâce poétique dans l’amitié de la nature et de quelques vivants, ne court pas après un chimérique bonheur… Mais, en engageant son écriture dans l’exploration de sa part de vérité, il libère sa mémoire avec bonheur pour toucher à la réalité humaine la plus large. Avec ce qu’il faut de déchirante sérénité et de palpitation d’existence pour donner à voir, à travers sa vie d’encre, non pas seulement une âme dans sa nudité singulière (plus ou moins maquillée…) mais aussi tout un monde exténué avec ses discordances et ses fureurs sous le signe d’une « instance de vérité » qui s’inscrit en faux contre tous les « éléments de langage » assénés. Car enfin, comment ne pas succomber au vertige de penser qu’on aurait pu ne pas être ?

C’est ainsi que le poète diariste assume sa part d’un monde en équilibre perpétuel sur les mots par ce défi permanent – celui d’une « joie saxifrage » qui pousse ses racines à travers de nouveaux territoires de vie vers la vérité d’un « haut-pays » qui aimante bien des quêtes, tant spirituelles qu’humaines et poétiques.

Albert Strickler, Ivre de vertiges – Journal 2017, éditions du Tourneciel,

Collection « Le chant du merle », 378 p., 20 euros.

 

 

 

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Juliette Mouquet, la raison poétique

 

« Il n’y a pas de poème sans destinataire » disait Antonin Artaud, cité par Juliette Mouquet pour qui « les routes sont des carnets et les carnets des routes ».

 

 

Entre les paysages traversés du monde qu’elle arpente avec la ferveur des croyants et les visages sur lesquels elle se pose, la poétesse-voyageuse tend comme des fils d’araignée – rien que de ténus fils de Soi(e) tissés au fil des rencontres, d’Alsace en Amazonie, par une délicate poésie à l’air libre :

 

Les jours sont des routes

Nous sommes rattrapés

Par ce que nous ne sommes pas

 

En juin 2014, elle a quitté ce qui fait une vie tout confort (dont un emploi d’ingénieur sanitaire) pour suivre sa raison poétique au long d’un dévorant chemin initiatique dans ce vaste monde vécu comme un chatoyant tissage de fables et de poèmes. Histoire de cerner l’indicible, de rendre visible un peu de l’irreprésentable, de capter la musique de ce qui est et de donner visage à tout l’inconnaissable possible. Les routes, les déroutes et les fables, ce n’est pas ce qui manque dans le monde, à commencer par celle du big-bang qui en chevauche bien d’autres, comme sur cette « île en forme de larme versée à la pointe de l’Inde » où la poétesse sent, sous la trompe d’un éléphant, sa finitude s’étirer jusqu’aux confins de l’inconnaissable : « L’univers se détend et donne le secret de son expansion à travers deux vies qui se relient. Le monde a tant besoin d’être cajolé dans ses longs silences et sa mémoire d’éléphant. »

Embarquée en poésie au sens pascalien du terme, Juliette Mouquet se suspend à ce qui élève et se recommence, contrairement au QI en chute libre de l’espèce présumée non inhumaine, ainsi qu’elle l’entend à la radio. Celle qui a arpenté les deux hémisphères pour intérioriser la sagesse des cultures et s’incorporer toute la poésie du monde pour en faire le mouvement même de sa vie s’est découvert en sa ville d’Obernai, un matin d’hiver au cœur de la débâcle de l’Occident, un « allié de bienveillance dans le sensible » : « Certains salissent le monde et d’autres le transforment »…

 

Je fais claquer

La bulle de chaque jour

Entre mes doigts

Pour récolter

L’éclair de la joie

 

Si en poésie toute question s’aiguise sur ce qui l’aggrave, il arrive aussi, comme en ce bel été invincible des poétesses, qu’elle se délivre en un éclair d’évidence et d’humanité, à l’instar de celle d’Eluard qui souda ces deux mots : « l’amour, la poésie »…

 

 

Juliette Mouquet, La Poésie vagabonde – Carnets de route, poèmes et photographies, éditions du Tourneciel, collection « Le Miroir des échos », 28 €

 

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La poétesse Valérie Rouzeau livre un traité sensible du monde, tout en éclats d’une sidérante netteté.

 

 

La fonction de la poésie serait-elle de réaccorder la langue commune détraquée par les « éléments de langage » qui la font sonner faux ? La poésie d’éveil de Valérie Rouzeau rebondit contre les murs et les pesanteurs dénuées de grâce, elle se réinvente sans cesse, de chemins de traverse en impasses hantées vers ce qui fait tinter un peu de sens. Elle travaille la profondeur du langage comme on travaille la terre ou le tranchant de la pierre – jusqu’à faire jaillir une mer démontée d’un filet d’eau pensive coulant d’une gouttière :

 

Nous sommes les idiots principaux de nos films

Nous ne savons jamais de combien de bobine

Disposons et s’il y a moyen d’avoir du rab

Meilleur que le gruau d’Olivier Twist mieux que

La boîte de conserve façon manchon de Charlot

Dans une vie de chien sans chaleur sans rien

Que mensonges à gober que nos ongles à ronger.

 

 

Si « l’esprit est toujours en retard sur le monde » comme l’écrivait Camus, la poésie assume ce monde dénaturé, gorgé de nano particules et de métaux lourds, en éclairs de connaissance comme en saisissants tableaux de vie ou en télescopages de sons et de sens, fussent-ils arrachés aux plus toxiques de nos acronymes :

 

Mauvais sigles fichus signes j’abhorre ces acronymes

PVC pour votre cancer IBM immonde bête mortelle

Et les clochards ils couchent au Stade de France

Et tentative de suicide c’est trop long bien trop long

A notre époque high tech high speed on dit TS

On réussit ou on se rate on s’accroche tant qu’on peut.

 

Valérie Rouzeau pratique une poésie engagée, sans implant neuronal, mais volontiers de « veine confessionnelle tendant à transformer le chaos en des vers rigoureusement articulés » ainsi qu’elle disait de celle de son irréfutable grande aînée Sylvia Plath (1932-1963), à qui elle avait consacré voilà quinze ans un essai fort bien enlevé – et qu’elle avait traduit.

Si la poésie n’efface pas la perte de sens, elle lui répond d’un éclair de connaissance dérobée, d’un éclat d’astre au ras du bitume ou d’une résonance de diamant jeté contre la vitrine – celle qui donne sur nos précipices…

Cette connaissance des précipices se rallume indéfiniment en état d’écriture comme de veille, même quand tout veut se faire silence enfin – la légèreté sans la grâce comme la zombification confite en bulle sont interdites à la poétesse, aussi ludique soit-elle en ses jeux de sens, de sons et de mots jetés sur nos maux si ordinaires :

 

La grenouille est toujours mon oiseau préféré

Et le monsieur qui siffle la cour en traversant

Je n’ai pas de bagage je ne sais pas compter

Combien d’étés encore jusqu’à mourir déjà

Combien d’hivers jusqu’à partir enfin

Le cœur ponctuel et désintéressé

Valoche sans état d’âme qu’une poignée retiendrait

De terre de main de ce qu’il vous plaira

L’or loge le vent souffle où ils veulent bien

S’il fera beau demain personne ne pourrait dire.

 

Il fait toujours beau là où une conscience en éveil capte en vers plus libres que raison le rayonnement noir de ce qui se défait dans nos non-lieux dissolvants – serait-ce « en queutant à la caisse de carrefour dit city » ou en s’abandonnant à une douce dormance liturgique sur cette « part veuve » de la création si prompte à se donner libre cours sur les décombres de notre postmodernité et sur nos déroutes. C’est ainsi que s’éprouve dans sa vibration spécifique ce qui fait poésie – ce qui réaccorde la langue commune…

 

Valérie Rouzeau, Sens averse (répétitions), La Table ronde, 144 p., 16 €

 

 

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