L’anthropologue, sociologue et économiste Paul Jorion propose une prise de conscience d’un mécanisme mortifère ainsi que de stimulantes pistes de « sortie par le haut »…
L’espèce humaine aborde un tournant crucial dans son aventure vitale – et dans le silence assourdissant des «experts ».
Pour Paul Jorion, titulaire de la chaire Stewardship of Finance (« la finance au service de la communauté ») à l’université Vrije de Bruxelles, elle est menacée par une « vague scélérate d’une hauteur et d’une puissance inouïes, semblable à un soliton ».
Formé comme sociologue et anthropologue notamment auprès d’Edmund Leach (1910-1989), Paul Jorion publie son huitième livre depuis la crise des subprimes de 2007 – le titre est un clin d’œil à celui de Karl Marx, Misère de la philosophie qui lui-même répondait à Philosophie de la misère de Proudhon). Il entend lever le rideau sur « le monde qui nous attend » après le délitement de la finance. Histoire de bien voir en face ce dont il retourne, il se refuse à employer le terme hypergalvaudé de « crise » : « Peut-on encore parler de crise quand ce à quoi nous assistons est un événement du même ordre de grandeur que la chute de l’Empire romain ? »).
Alors, de quoi s’agit-il au juste ? « Il s’agit premièrement des conséquences de la manière dont notre espèce s’est conduite dès ses débuts à la surface de la terre : en pratiquant ce qu’on pourrait qualifier une « politique de la terre brûlée » à grande échelle ; il s’agit, en deuxième lieu, des implications d’une invention produite par nous récemment : l’ordinateur, qui a augmenté de plusieurs ordres de grandeur la complexité du monde humain au sein duquel nous vivons ; il s’agit en troisième lieu – cette fois de la même manière qu’en 1929 – d’une crise financière liée à la nature particulière du système qui est le nôtre pour ce qui touche au partage de la richesse nouvellement créée, à savoir le système capitaliste, lequel se caractérise par le fait que les ressources qu’il faudrait mobiliser pour la production ou la consommation manquent souvent là où elles seraient nécessaires, ce qui oblige à les emprunter et à rémunérer cet emprunt par le versement d’intérêts, mécanisme qui amorce alors la « machine à concentrer la richesse ».
La machine infernale
L’emballement de cette machine a été à l’origine de la « crise » de 1929 – « déclenchée, comme dans sa réplique de 2008 », par une extraordinaire concentration de la richesse », cette dernière ayant jusqu’à ce jour fait le malheur de l’espèce dans cette vallée de larmes : « La concentration excessive de la richesse grippe la machine économique jusqu’à provoquer son arrêt par deux effets combinés : d’une part, la baisse du pouvoir d’achat pour la grande masse de la population force à un développement du crédit qui fragile, à terme, le secteur financier en raison du risque croissant de défaut de l’emprunteur ; d’autre part, les capitaux disponibles au sommet de la pyramide sociale iront, faute de débouchés suffisants dans la production, se placer dans des activités spéculatives, déréglant le mécanisme de la formation des prix ».
Désormais, « il faut décrire le tournant que nous allons devoir négocier si nous voulons non seulement que notre espèce survive, mais aussi que ce ne soit pas dans des conditions comme celles qui régnèrent par exemple dans les nations composant l’Empire romain ou l’Empire maya après leur chute, à savoir par un retour forcé à des formes de société beaucoup plus « simples » – et qui dit « plus simples » veut nécessairement dire des formes n’autorisant plus des densités de population comparables à celles que nous connaissons aujourd’hui »…
Le cœur du système financier a fondu – l’analogie empruntée au nucléaire se justifie « par le fait qu’il y a là un magma qui a perdu toute forme et n’offre plus aucune prise aux tentatives visant à relancer la dynamique, comme c’était encore possible, sans trop de hoquets, jusqu’en 2007 ».
Voilà que « notre espèce colonisatrice arrive en bout de course », dépassée par une « complexité » dont elle n’a plus la maîtrise. Serait-il encore possible d’espérer une « politique drastique de redistribution de richesse succédant à une période où une part importante de celle-ci a été perdue », semblable au New Deal du président Franklin Roosevelt (1882-1945) ? L’anthropologue rappelle qu’une telle approche est « cependant la moins pratiquée, et de loin, à l’échelle de l’histoire ».
Pour sortir de l’impasse…
Paul Jorion propose des pistes qui lui sont chères – la première est fiscale : « La seule alternative est une réhomogénéisation délibérée par une fiscalité qui ne se contenterait pas de taxer les revenus du capital (aujourd’hui moins taxés même que les revenus du travail !), mais éroderait systématiquement et délibérément les patrimoines existants pour contrer les effets de leur concentration ».
Ensuite, l’interdiction des paris sur les fluctuations de prix, réinstaurée en ressuscitant l’article 421 du Code pénal abrogé en 1885 : « Les paris qui auraient été faits sur la hausse ou la baisse des effets publics sont punis des peines portées à l’article 419 ».
Et puis, « pour prévenir la concentration du capital, il faut briser la mécanique de l’intérêt, ce qui semble impossible aussi longtemps que ne sera pas réexaminée la manière dont nous définissons la propriété privée ». Cette dernière permettrait-elle à certains de s’approprier plus que leur part de « l’ébullition spontanée » du monde et de tirer une rente indue de la générosité dont la planète fait preuve à notre égard ? « Il est en effet difficilement acceptable que celui qui dispose d’un bien et n’en a pas pour lui aucun usage ait le droit (abusus) de le détruire plutôt que de le mettre, dans ce cas, à la disposition de la communauté. La composante abusus de la propriété privée est manifestement héritée d’une période insouciante de l’histoire de l’humanité où l’abondance paraissait sans bornes (…) La propriété privée institutionnalise une spoliation de la communauté que l’héritage consolide en en amplifiant l’arbitraire ; nos tentatives pour l’éliminer se sont toutefois révélées, jusqu’à présent, au mieux peu concluantes, au pires catastrophiques. La Terre, pour sa part, s’est montrée jusqu’ici très patiente envers nos petites manies du style de celle-là, mais le moment approche où elle jugera avoir suffisamment donné. »…
Pour Paul Jorion, « une transition douce ne peut avoir lieu que si une redistribution du patrimoine est opérée » en retirant institutionnellement ce mécanisme de concentration de la richesse susceptible de faire disparaître notre civilisation « au plus tard vers 2080 ». Au nombre des autres propositions : la suppression des stocks options, l’institution du crédit de la consommation en service public ou un nouveau statut de l’actionnaire envisagé comme « simple contributeur d’avances échangeables sur un marché par fixing journalier ».
Une « science » ou une dogmatique ?
Encore toute « sortie par le haut » impliquerait-elle de « reconstituer un véritable savoir » à la place de ce qui tient lieu de « science économique » dont « la fausseté » nous a mené là.
Et si nous en sommes précisément là, c’est à cause de… Karl Marx (1818-1883). En effet, cette « science »-là s’est constituée vers 1870 en réaction à la réflexion économique de ce dernier… Elle n’hésite pas à se parer des plus fallacieuses apparences de « scientificité » alors qu’il s’agit d’un « système de croyance fermé, bien plus proche d’une religion que d’une science » dont la folle dogmatique n’est pas étrangère à la « crise » qui lamine les deux hémisphères : « Lorsque, à la fin du XIXe siècle, se substitue à l’économie politique un discours qui prétendra à la scientificité ultime, il va choisir comme symbole de cette prétention son recours massif à la modélisation par le calcul différentiel. (…) L’un des avantages que présente l’équation capitalisme = rationalité est qu’elle permet à la « science » économique de glisser insensiblement du statut apparent de science à celui de système normatif, comme le sont l’éthique ou le droit, mais nous percevons d’ores et déjà que son avantage premier est de permettre, comme le geai paré des plumes du paon, de se doter, par le recours au calcul différentiel, des signes extérieurs de la scientificité ».
Vers un rétablissement périlleux ?
Paul Jorion fait litière de nombre d’idées reçues, dont cette « mécompréhension de ce qu’est le capitalisme, lequel nous est en général présenté comme un système économique triomphant qui nous aurait permis de conquérir le monde, alors qu’il s’agit plus banalement et plus tristement d’un défaut que présentent certains systèmes économiques, dont le nôtre depuis deux cents ans : à savoir que les ressources qu’il faudrait mobiliser dans la production et la consommation ne se trouvent en général pas là où il serait utile qu’elles soient »…
Pour l’anthropologue, les partisans de ce système-là, présenté comme « éternel », en révèlent « la vérité profonde quand ils mettent en évidence, avec l’homo oeconomicus, le genre d’être humain compatible avec lui : un authentique ennemi de ses contemporains et de la race humaine en général »…
Une des grandes fautes des « économistes » réside dans « la mise en parenthèses de la dimension « temps » qui génère la confusion, devenue commune, entre la richesse présente que constitue l’argent et la promesse d’une richesse future qu’est une reconnaissance de dette » : « Or, le temps c’est le devenir, et le devenir permet que bien des choses se retrouvent différentes à l’arrivée de ce qu’elles étaient au commencement. Jusqu’au jour où elle se transformera comme promis en argent, une reconnaissance de dette n’est que la trace d’une richesse qui manque, et qui manquera une fois pour toutes si la somme empruntée n’est pas remboursée, autrement dit si l’emprunteur vient à faire défaut (…) La confusion étant complète, lorsqu’on veut évaluer aujourd’hui la « richesse » on additionne allègrement à l’argent disponible le montant des reconnaissances de dette en circulation au sein de « masses » ou « agrégats » monétaires en circulation au sein de « masses » qui gonflent et se dégonflent alors de la manière observée en raison de comptes multiples de l’argent comme étant soit bien là, soit promis tel ou tel jour ».
Pour« émerger de ce cauchemar auto infligé » et échapper à l’effondrement planétaire en cours, il faut prendre la mesure du désastre (la fin d’un monde fondé sur une « orgie de charbon et de pétrole accompagnant une colonisation complète de la planète par notre espèce »), comprendre le fonctionnement d’une machine économique devenue folle pour en neutraliser les capacités de nuisance et éprouver cette urgence salvatrice permettant encore d’effectuer un rétablissement périlleux au bord de l’abîme où nous pousse « la main invisible» : « De même que notre agressivité nous a permis de survivre dans la première partie de notre histoire, celle qui touche aujourd’hui à sa fin, de même seule la solidarité nous permettra de survivre dans la seconde, celle qui débute actuellement ».
Le Phénix en transition…
Paul Jorion, Misère de la pensée économique, Fayard, 356 p., 20 €