Entre la capitale française et argentine se tisse une histoire dont l’en-jeu remonte à plus d’un siècle déjà. Partie de cette capacité expressive originelle par le mouvement, elle mène l’humain à un incessant travail de dressage des corps en mode célébration selon un ordre grammairien de savoirs s’emboîtant les uns dans les autres, comme le rappelle le danseur et sociologue Christophe Apprill dans son élégant essai sur l’esprit du tango.
Qu’est-ce qui advient en quelques pas de tango ? Qu’est-ce qui se joue en cette élégante et si éloquente pratique de l’enlacement, rhétoriquement fixé, de deux corps sexués ? Pour Christophe Apprill, c’est la « circulation d’un désir commun d’être ensemble » et l’entrée dans le mouvement à deux, c’est-à-dire dans un état de danse – si l’envie vient aux partenaires d’en danser plus de trois : « Etre debout, dans les bras de l’autre sexe, participe du sentiment d’exister. Une rupture charnelle avec la solitude et le repli sur soi (…) Etre reconnu par le regard de l’autre, se lever et danser, il n’y a plus qu’à faire le tour de la piste, c’est une géographie très balisée, toujours identique, une pérégrination tranquille, un cheminement attendu. Aucune raison de se perdre. Tout est possible dans ce cadre où rien d’autre n’est possible ; voici venir les possibles de la danse : l’oubli de soi, la sensualité réveillée, la fusion brève mais intense, le transport non pas amoureux mais d’une projection amoureuse »…
La tango est entré dans sa vie au théâtre du Châtelet en 1983 lors du Festival d’automne de Paris – c’était alors la fin de la dictature militaire en Argentine et il revenait d’une « traversée du Sahara en Peugeot 404 »… C’est ainsi que danser devint pour lui une « façon de tenir debout » – et Paris une caisse de résonance de cette musique des Européens du bout du monde …
Pour Christophe Apprill, cofondateur de l’association Tango de soie, l’apprentissage de la danse lui permit de « renouveler par son corps et celui des autres » le sentiment de son existence – et d’ « éprouver l’étendue de ses solitudes ».
Cette année-là, il découvrit un rythme, un rituel, un genre musical à part entière (comme le jazz ?), un langage et un mystère bien au-delà d’une « danse chaloupée sur un parquet ciré ».
Il reçut tout cela comme une invitation à un grand voyage – celui que l’on fait d’abord jusqu’au bout de soi… « Toute rencontre forfuite est un rendez-vous » disait Jorge Luis Borges (1899-1986).
La meilleure façon de marcher ?
Les tous premiers tangueros étaient-ils, à la fin du XIXe siècle, des couples d’hommes et de déracinés, d’immigrés célibataires échoués dans les ports et faubourgs de Buenos Aires et dansant leur solitude en mélangeant leurs mémoires européennes avec les sons du cru? Graduellement, le tango passe des bouges improbables aux élégances des salons et des casinos, devenant une musique à la fois savante et populaire exhalant le malheur délicieux de souffrir et ressassant des thématiques obsessionnelles : l’exil, la séparation, le temps qui passe, la solitude, l’inguérissable blessure de vivre, la mère, l’amour de Buenos Aires voire l’alcool…
Serait-ce là une « expression plurielle que l’on ne saurait réduire à la danse » ? Comme l’écrivait le même Borges, de « diablerie orgiaque, il est devenu une façon de marcher » – sur les rives du Rio de la Plata comme du Rhin ou de la Seine…
Juste marcher ? Juste un homme et une femme qui marchent ensemble le temps d’une « danse enlacée » – ou de plusieurs ? C’est tout un art – et un savoir fondateur qui se cultive sur un pas de deux pour construire le corps dansant, comme le souligne Christophe Apprill : « Si le tango s’organise finalement autour d’une simple marche en face à face, certains danseurs aiment préciser qu’ « il faut dix ans pour apprendre à marcher ». Dans cette marche se loge en effet une partie de l’accordage des tonicités nécessaire pour réaliser les figures les plus complexes. Afin d’avoir accès aux multiples façons de marcher (emboîtée/déboîtée, marche simple/marche croisée), un pas de base codifié s’est imposé : la salida permet de « s’échapper » en ouvrant dans la marche des brèches où vont se développer des figures : giro (tour), mordida, cunita, barrida, saccada, voleo, gancho, colgada, volcada… La liste n’est pas si longue ; en revanche, leur agencement avec une manière d’entrer et de sortir ouvre un grand nombre de possibilités qui ne s’épanouissent dans l’improvisation qu’à condition que les partenaires aient établi une connexion équilibrée entre leurs tonicités. »
En tango, l’homme et la femme sont tenus de se saisir de leur « rôle », « distribué la plupart du temps selon une logique sexuée » jusqu’à ce que le manque-à-être prenne corps pour la danse – les deux pôles du monde n’en finissent pas de se chercher : la femme est « sensiblement plus à l’écoute tandis que l’homme est davantage sollicité pour initier des prises de direction et d’espace »…
Ainsi, c’est dans ce « va-et-vient dialogique où la proposition et l’écoute alternent qu’un accordage – seul garant d’une qualité de danse – devient possible » – et c’est ainsi que l’on entre dans une poésie dansée, par la grâce d’une subtile « télépathie corporelle » qui requiert volontiers des dispositions divinatoires…
S’agissant de la poésie, René Char (1907-1988) écrivait : « Les mots qui vont surgir savent déjà de nous tout ce que nous ignorons d’eux »… En tango aussi, la partenaire décrypte d’avance les « ordres » de son « cavalier », bien avant qu’il ne sache lui-même quelle « position » il va « imposer » dans ce vertige de l’absolue incertitude. Serait-ce là juste le partage d’un manque-à-être originel se mettant en évi-danse comme on se met en lumière ?
La musique du monde avant le tango
Mais voilà, « le tango serait trop simple s’il suffisait de s’accorder en maniant des éléments de vocabulaire, une technique et une posture »… L’équilibre est bien délicat à trouver dans la maîtrise d’une discipline corporelle qui a ses règles, ses techniques et ses savoir-faire …
Après être entré dans le mouvement, « les pratiquants sont confrontés à une exigence esthétique et sensorielle : comment être en musique ? »
Car « apprendre à danser et entrer dans la danse tango suppose l’adhésion à un impératif, mais représente également un idéal : danser en musique est une exigence constitutive de l’expérience banale du danseur de bal »… L’humain, ça s’institue à travers ce qui s’articule…
On l’aura compris, « la connaissance de la structure des tangos rend de précieux services pour l’interpréter en dansant » – et maintenir cette séduction joueuse qui jamais ne froisse l’implacable élégance du tango…
« Aujourd’hui, tu vas entrer dans mon passé » promettait le poète Enrique Cadicamo (1900-1999) en un vers résumant sans doute l’esprit du tango entre nostalgie, présence à soi et à l’autre sur l’arête de l’instant ainsi que projection vers un avenir aux cages grandes ouvertes d’où s’échapperaient tant d’oiseaux tristes et d’âmes en devenir appelées à se dire l’Univers…
Christophe Apprill, Les audaces du tango – Petites variations sur la danse et la sensualité, Transboréal, collection « Petite philosophie du voyage », 96 p., 8 €