« Si tu veux une image du futur, figure-toi une botte qui écrase un visage humain – indéfiniment »… Nous y voilà. Georges Orwell entre en Pléiade et revit simultanément par un « roman graphique » au dessin envoûtant signées Fido Nesti et dans une traduction de Josée Kamoun. Après bien des adaptations cinématographiques et théâtrales, cette version d’une dysptopie visionnaire convie à une plongée vertigineuse dans la pensée et la morale d’Orwell que Simon Leys résumait par cette formule : « l’horreur de la politique »…
Le prospectiviste, dit-on, voit se dessiner des tendances de fond tout en espérant, parfois, qu’elles ne se produisent pas… Et le visionnaire ? Georges Orwell (1903-1950), né Eric Arthur Blair, ne se rêva sans doute pas le moins du monde en « journaliste du lendemain ».
Orwell redoutait l’extension du totalitarisme stalinien sur toute la « civilisation » qui avait mis en oeuvre la mise à mort industrielle de l’humain. Dans ses pires cauchemars, l’ancien combattant de la Guerre d’Espagne ne pouvait cependant se résoudre à que sa glaçante dystopie, « 1984 », puisse jamais faire figure de bréviaire, deux générations plus tard, pour une société techno-scientiste sous haute surveillance et au seuil d’une nouvelle extinction ou extermination de masse…
Parfait contemporain des Caudillo, Duce ou autres Führer et « Petit Père des peuples », Orwell était bien loin d’imaginer aussi que son personnage, Winston Smith, allait devenir celui du veule individu « postmoderne » sans qualités de nos mégapoles ultraconnectées. Tout comme ses inquiétudes et tourments allaient être les nôtres – du moins de ceux qui s’inquièteraient encore de leurs « libertés » en volatilisation accélérée avec la généralisation de la vidéosurveillance et de l’hyperconnexion… De moins en moins dystopique, le cauchemar orwellien ?
Fonctionnaire au département des Archives du Ministère de la Vérité, Winston a trente-neuf ans et un « ulcère variqueux au-dessus de la cheville droite ». Il a pour tâche, pendant ses semaines de soixante heures ouvrables, de réécrire l’Histoire. C’est-à-dire de « rectifier » au moyen du « néoparler » (la novlangue, « langue officielle de l’Océanie élaborée pour répondre aux besoins idéologiques » du régime) les dites archives afin d’adapter le passé à la ligne du Parti. N’est-ce point folie que de « croire le passé inaltérable » ?
« Déjà mort » !
Winston besogne sous la surveillance implacable des télécrans de Big Brother, l’omniprésent dictateur de l’empire d’Océania, tout en sentant grandir en lui un irrépressible sentiment de révolte. Mais voilà : il commet trois erreurs fatales qui scellent sa perte.
D’abord, il tient un journal intime dont le beau papier crémeux appelle le tracé d’une vraie plume à l’ancienne. Mais écrire pour qui, pour quoi, au juste ? « Marquer ce papier constitue un geste irrévocable »… Au fond, « comment s’adresser à l’avenir quand il ne subsistera nulle trace de soi » ? D’ores et déjà, il « s’est reconnu comme un homme mort »… Alors, autant aller au bout de l’irrévocable en restant « vivant le plus longtemps possible »… S’il n’est pas « illégal » d’écrire, c’est parce qu’il n’y a plus de lois. Mais cette activité est infiniment dangereuse là où l’ « on » prépare un « monde de terreur et de triomphe »…
Puis il rêve d’une relation avec une fille brune dont la « grâce négligente annihile toute une culture, tout un système de pensée, comme s’il suffisait d’un geste sublime du bras pour anéantir Big Brother et la Mentopolice ». Ce « geste d’un autre âge » a-t-il jamais existé dans le décor bucolique d’une « Contrée dorée » feutrée par une herbe dont il sent l’élasticité sous ses pas – jusque dans sa cellule ? Il finit par vivre son rêve en nouant une relation avec la très brune et piquante Julia qu’il croit d’abord « inféodée à la Mentopolice ». Or, toute sexualité est proscrite dans l’empire d’Océania dont les neurologues projettent d’abolir l’orgasme.
Enfin, il accorde sa confiance à O’Brien, un individu qu’il prend pour un dissident comme on prend ses désirs pour des réalités…
Le camaïeu gris-bleu, strié de feu, de l’illustrateur brésilien Fido Nesti épouse le parti pris de traduction de Josée Kamoun qui mène la narration au présent et au pas de charge au fil des errances et interactions de ces personnages piégés dans le gris et le glaucque de leur prison techno-scientiste en phase terminale posée tout au bord de la forge de Vulcain : « C’est un jour d’avril froid et lumineux et les pendules sonnent 13.00. Winston Smith se glisse à toute vitesse par les portes vitrées de la Résidence de la Victoire, pas assez vite tout de même pour empêcher une bourrasque de s’engouffrer avec lui »…
Ainsi revit en ville défaite de la « troisième province d’Océanie » la Londres des sombres lendemains de bombardements telle que Orwell l’a vécue, lors de la Seconde Guerre mondiale – et telle qu’il l’a réécrite en une manière d’allégorie prophétique pour les « générations futures ». C’est ainsi que Fido Nesti nous la conte par la force d’une esthétique sismographe et d’un rapport texte-image décapant qui d’ores et déjà réinscrit l’oeuvre orwellienne dans l’art populaire.
La traductrice et l’illustrateur restituent dans la détermination de leur trait et de leur propos tout le tranchant de la pensée et du texte d’Orwell. Sans que ce passage au neuvième art n’altère la perception que le « sens commun » croit avoir d’un chef d’oeuvre aux antipodes du nihilisme. Celui-ci n’interdit en rien d’espérer, serait-ce même « contre toute espérance ». Pas plus qu’il n’interdit d’oeuvrer à « mourir bien vivant » en rejouant envers et contre tout la marche de ce monde qui insensément demeure le nôtre.
Première version parue dans Les Affiches d’Alsace et de Lorraine
Georges Orwell, 1984, adapté et illustré par Fido Nesti, Grasset, 224 p., 22 €