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Le « capitalisme contemporain » a mauvaise presse, certes – son procès est instruit à longueur de colonnes et de livres. Mais il n’en prospère pas moins sur la fascination qu’il exerce, tout en orchestrant une croissance économique insoutenable, des transferts de richesses accélérés, des pénuries organisées – et en creusant l’abîme d’une dette inconcevable… L’économiste Christian Arnsperger rappelle qu’il est rien moins qu’une « manière défectueuse de répartir les finitudes entre les personnes ». Il formule le projet d’une « science économique existentielle » articulant la « finitude de la vie individuelle à la finitude de la biosphère ». S’il en est encore temps…

Le constat est clinique, attristé et avéré, tout comme la surchauffe d’une planète surexploitée : « Nous sommes des êtres aliénés : nous portons en nous des potentiels humains non actualisés qui nous sont rendus inaccessibles » écrit Christian Arnsperger, professeur à l’Université de Lausanne. Mais voilà : le système économique dominant « occulte ces potentiels et nous rend étrangers à nous-mêmes ».

Cette aliénation va jusqu’à « l’absence de questionnement critique et existentiel », à une acceptation hallucinée du pire voire à un fatalisme hébété face à l’insoutenable. N’est-ce pas en « consommant » que nous donnons aux machines une bonne raison de « produire », d’une « innovation » à l’autre ?

Les calculs de « maximisation » que chacun est censé effectuer pour son « avenir » (« demain nous appartient » puisqu’on nous dit que le développement est « durable »…) révèlent pour l’économiste un « impératif normatif ancré dans un puissant déni existentiel ». L’aventure humaine est marquée, tout au long de quelques centaines de milliers d’années de bipédie, par un « besoin d’expansion de soi »,  l’aspiration à s’affranchir du réel disponible et à s’illimiter, à l’image des dieux que les animaux fabulants se sont inventés – jusqu’aux « dieux du stade » et autres « entrepreneurs » du « milliard d’or » prétendant « sauver le monde »…

Posséder davantage que d’autres garantit-il une « valeur transcendante », une « protection contre l’insignifiance » ? La possession, l’accaparement et l’accumulation assurent-ils une « immortalité imaginaire aux dépens des perdants » ?

Vers un « verdissement » de la « logique croissanciste »

C’est entendu, puisque la ritournelle est assénée sans relâche ni retenue : la planète chauffe, c’est la faute de l’espèce humaine constituée en « agent géologique majeur » depuis qu’elle a acquis  la maîtrise des « énergies fossiles »… Mais voilà : tous les hommes ne sont pas égaux en « responsabilités climatiques » – et les « ultrariches » consomment bien davantage d’énergie en jet privé que le tout-venant en berline diesel… Alors, anthropocène ou… capitalocène ?

 Christian Arnsperber montre le coeur nucléaire du système : « Ce qui sous-tend cette vision et cette pratique de l’économie, c’est un être humain croissanciste, c’est-à-dire, d’une part, identifié existentiellement aux biens et aux services comme sources principales de « colmatage » de son vide existentiel intérieur, et, d’autre part, frappé du sceau de l’infinitude des « besoins », ayant besoin de posséder et consommer toujours davantage pour continuer à se distraite de ses inquiétudes existentielles. »

L’histoire d’un capitalisme destructeur de l’environnement dans sa quête de profits sans limites n’est plus à faire…  Le « prix à payer » pour faire durer cet état de fait qui ne peut que mal finir, c’est la Dette abyssale, perpétuelle : « L’endettement de l’économie doit rester structurellement élevé et lié à des perspectives de croissance quasiment perpétuelles des avoirs monétaires et des volumes réels produits et consommés.  Et plus structurellement encore, la course au « découplage » entre volumes produits et consommation de ressources est engagée : pour pouvoir soutenir une économie de croissance, l’argent dette doit être orienté de plus en plus vers des technologies et des consommations « vertes », c’est-à-dire à basse intensité en ressources et à haute efficience énergétique. »

Pour le discours neomalthusien porté par les courants dits « écologistes », la question ne serait pas de savoir si la Terre peut nourrir huit milliards d’habitants, mais à quel prix – à chacun sa nuance de vert, du vert-de-gris au vert tendre ou fluo, pourvu que l’ « on » poursuive allègrement l’accumulation des « richesses » dans un système qui la rend possible et de chimères par une démentielle fuite en avant technologique..

La seule réponse du « capitalisme », c’est de faire croire qu’il va s’attaquer aux problèmes qu’il a crées avec son fondamentalisme technologique par… toujours davantage  de technologie. Depuis le mésusage massif du charbon dans l’Angleterre du début du XIXe siècle pour asservir les travailleurs jusqu’à l’atome à tout faire et les « gènes sauteurs » de la nature « connectée », voilà qu’il achève de désintègrer la « société » avec l’IA ou « machines à prédire »… Sans oublier les procédés biotechnologiques qui prétendent placer la constitution intime de l’humanité sous leur contrôle…

Se « tromper d’infini » ?

Le « principe d’expansion de soi », inscrit profondément dans l’humain, « se trompe d’infini en ancrant ses aspirations spirituelles à l’expansion dans les domaine des biens matériels, des images virtuelles ou des relations affectives » – l’inventaire est loin d’être épuisé…

Aussi, la croissance capitaliste est « non seulement une proposition organisationnelle ou économique mais aussi existentielle, liée à la création d’une culture – des manières de vivre personnellement, des manières de vivre en collectivité – censées donner un sens à nos vies par une accumulation perpétuelle »…

Les individus modernes habitent une « cage de fer » de nécessité économique mais aussi un palais de rêves où il ferait si bon vivre – et sans cesse  ils « tentent de transformer l’une en l’autre »…

Comment en sortir ? Bien sûr, il y a la voie de la sobriété volontaire, qui « se distingue de la pauvreté et de la misère subies en ce qu’elle s’attaque au vide intérieur « surnuméraire », celui qui subsiste imaginairement même quand les besoins biophysiques de base sont satisfaits »…

L’économie écologique existentielle prônée par Christian Arnsperger en appelle à un « réencastrement de la logique économique dans le tissu écologique ».

Il s’agit rien moins que de « transmuter la peur de la nature en un humanisme écologique » – une « tâche civilisationnelle » de la plus haute urgence et la «meilleure opportunité de faire advenir une autre économie, capable de dépasser l’anthropologie de la croissance, la psychologie du manque et la métaphysique du « progrès » qui règnent depuis deux siècles et demi »…

Pour que la vie nous « révèle à nous-mêmes comme une capacité d’infini », point besoin de céder aux mirages de la happycratie ou de l’envie immédiate. L’abstraction de l’Homo oeconomicus ne fait plus illusion ni recette et une voie royale s’ouvre pour un modèle alternatif – c’est juste une question de « rapport de forces »… L’on ne devient pas riche tout seul, mais grâce à une société qui crée les conditions de l’enrichissement. S’il n’y a rien qui ne « puisse davantage faire obstacle à la transmutation existentielle que la misère et l’abjection des besoins de base non satisfaits », autant ne plus tarder à se « répartir les finitudes »…

Si les prédateurs ne manquent pas au sommet de la chaîne alimentaire d’un bocal de mensonges, « le prédateur ultime est la nature elle-même, et le « métabolisme biosphérique » est un vaste mécanisme de recyclage moléculaire auquel aucun organisme n’échappera jamais »…

Autant ne pas perdre de vue l’audace et le devoir de « se tenir debout » qui a façonné non seulement l’anatomie humaine mais aussi les premiers âges coopératifs de la « civilisation » pour conjurer la dogmatique de la « compétition » et la religion de la « concurrence » lourde de conflits dévastateurs…

En matière de « responsabilités », la marge de manoeuvre demeure infinie et il ne s’agit pas d’abdiquer ou de se démettre… Si nos ancêtres ont gagné de haute lutte le fait (toujours révocable…) d’être des humains, le « devoir de vivre debout » qui nous incombe n’a rien d’abstrait. Il n’en demeure pas moins ardu,  face aux modifications prévisibles de notre mode de vie dans ce qui reste d’une « société de consommation » narcissique et décérébrée…

Paru dans Les Affiches d’Alsace et de Lorraine

Christian Arnsperger, L’Existence écologique – Critique existentielle de la croissance et anthropologie de l’après-croissance, Seuil, collection « Anthropocène », 416 pages, 23 euros

Le modèle économique dominant se fracasse sur la raréfaction des ressources qu’il précipite. Des « écologistes indociles » contestent toutes les formes de domination : celles qui s’exercent sur leurs semblables comme sur le vivant… Un livre porte la voix de 70 « militants de la transformation écologiste » qui entendent lier protections sociales et protections du vivant.

 Le vivant et le « réel » constituent-ils un obstacle à la course au « profit » et à la « rentabilité » ? Faute d’en « optimiser l’efficience » dans son système algorithmique de « maximisation », la religion dominante du « profit » les abolira-t-elle dans les mauvais comptes d’un « capitalisme vert » accélérant sa rotation – c’est-à-dire la destruction du monde suivi de son impossible reconstruction ?

L’économiste Philippe Boursier et la politiste Clémence Guimont (université Paris 1) prennent acte de l’implacable compte à rebours enclenché et constatent que le dit « capitalisme vert » fait le lit des écologies autoritaires couvrant l’écocide en cours : « Tout l’édifice théorique de l’économie orthodoxe de l’environnement repose sur une affirmation absurde et anthropocentrée : on pourrait mettre un prix sur la nature, bien que le vivant ne soit évidemment ni mesurable, ni produit par les humains. Pour être protégé, le vivant devrait donc être marchandisé. (…) Démenties par les faits, les promesses de l’écologie de marché constituent cependant de puissants ressorts de légitimation des groupes sociaux les plus directement impliqués dans l’accumulation écocide du capital. »

La sociologue Zoé Rollin (universite Paris Cité) questionne « la fabrique sociale et écologique des cancers », interroge « le lien entre l’épidémie de cancer et le système économique dans lequel nous vivons » pour conclure, lapidaire : « Le tabagisme tue… Mais le capitalisme aussi »…

L’historien Jérôme Baschet (Universidad Autonoma de Chiapas, San Cristobal de Las Casas, Mexique) constate qu’aussi « décarbonée » qu’elle puisse être, une économie capitaliste « resterait animée par une exigence de croissance maximale, entraînant une surexploitation des ressources naturelles encore accentuées par les besoins en métaux des énergies nouvelles (tel le lithium des batteries) et des technologies numériques, au demeurant très voraces en électricité ». Bien évidemment, « la financiarisation de la nature, bien au-delà du seul marché du carbone et des droits à polluer, serait combinée à l’essor d’un capitalisme numérique, fondé sur la digitalisation totale du cadre de vie ». Bref, un « capitalisme de la transition énergétique » prétendant atténuer « la mutilation des mondes sensibles » pour mieux la précipiter au « profit » d’une reconstruction automatisée… Des drones plutôt que des abeilles?

La « fabrique du diable »

Hugo Lasalle (Université de Clermont-Auvergne) rappelle combien la population est présentée comme un « coupable » bien trop commode de la « crise écologique »… Il propose de franchir un pas de plus en remettant en question le capitalisme, demeurant fondamentament « le régime économique de la soif d’accumulation infinie (des marchandises, des profits, des richesses monétaires) des détenteurs du capital ». Ce régime-là, « dans une perpétuelle fuite en avant accumulatrice, cherche à renouveler sans cesse les besoins plutôt qu’à les satisfaire ».

 Karl Polanyi décrivait en son temps (1944) cette « fabrique du diable » comme « épuisant les humains et les solidarités sociales par la mise en concurrence généralisée », réduisant la nature à ses éléments et détruisant « le pouvoir de produire de la nourriture et des matières premières ». Le professeur en sciences sociales souligne que « sortir de la logique mortifère et religieuse du toujours plus (…) peut nous redonner des marges de manoeuvre pour aborder plus tranquillement la question démographique. Car « accuser la population (ou l’humanité) n’a en soi pas de sens » – ou « plutôt si : un sens politique dont il faut se méfier des implications » -à bon entendeur…

Main basse sur le vivant

Le philosophe Gabriel Mahéo rappelle que la « privatisation de la nature au profit d’une minorité », commencée avec le mouvement des enclosures (XVIe-XVIIIe siècle) soustrayant les biens communaux (champs, pâturages, etc.) à l’usage collectif, se poursuit « sous différentes formes, aussi bien sur terre que sur mer ou jusqu’au tréfonds du vivant ». Un des aspects encore peu connu de cet accaparement, analysé par Hélène Tordjmann comme « enclosure des processus vitaux », met en cause les agissements des géants de l’agrochimie qui déposent des millions de brevets leur conférant un « droit de propriété intellectuelle sur d’innombrables gènes et séquences génétiques ». Dit autrement, « l’invention, la modification voire la découverte d’une séquence génétique leur permet d’acquérir la semence correspondante, et à travers elle tout ce que la semence produit (fleurs, fruits, plantes, etc.). Ainsi, ces firmes deviennent les « propriétaires de processus naturels au fondement de la vie et dépossèdent les communautés paysannes de savoirs traditionnels qui n’ont jamais été brevetés ». La nature est marchandisée, tenue pour une valeur abstraite, « déconnectée de l’expérience sensible que chacun de nous en fait, réduite à un flux continu de services marchands qui peuvent être achetés, consommés, échangés… par ceux qui en ont les moyens ».

Exemple par les « marchés carbone » où s’échangent… les droits à polluer : les entreprises sont dotées d’une « certaine quantité de permis d’émission de GES (dits crédits carbone) qu’elles peuvent revendre si elles n’atteignent pas le plafond qui leur a été fixé – ou à acheter à d’autres si elles le dépassent ».

En outre, elles peuvent « compenser »  leurs « émissions » en soutenant tel « projet de réduction de GES » dans le monde : « Les forêts, les mangroves voire les baleines deviennent ainsi des pourvoyeuses de crédits carbone en raison de leur capacité à séquestrer le CO2 »...

Un univers de bifurcations

La nature outragée, marchandisée, financiarisée… Le constat est pour le moins attristant. Mais les moyens d’en sortir ?

La sociologue Sylvaine Bulle (Ensa-Université de Paris) observe des bifurcations vers des « sentiers non balisés par le politique ou l’institutionnel », se traduisant notamment en zones autonomes (ZAD en « zones auto-instituées »), institutions autogérées du social (les « non-marchés », coopératives, medias libres, groupes d’entraide, etc) ou « insurrections douces » : « Quels que soient les imaginaires, s’engager par et dans les milieux relève, au minimum de la reterrestrialisation de la politique et de l’écologie, ou de l’engendrement des mondes vivants et, au maximum, d’une véritable émancipation qui prend la forme de l’auto-institutions de communautés ».

Directrice de l’association Virage Energie, Barbara Nicoloso rappelle les vertus préventives de la sobriété pour « se prémunir d’une rupture totale entre les populations les plus riches et les plus pauvres ». Comment répondre aux besoins vitaux de chacun (se nourrir, s’abriter, se déplacer, apprendre, s’épanouir…) sans « gérer de manière égalitaire la raréfaction » et donc mettre les privilégiés à contribution ? « Les plus riches devront être les plus sobres »… Quand l’actuel modèle économique sombre, un autre modèle de « société sobre, partagé et consenti » s’impose sur d’apparentes fatalités assénées – dont la résignation au règne de la rareté économique…

Le géographe Guillaume Faburel propose de « vider les villes » pour prendre de vitesse la dévastation écologique : « Un seul « s » sépare demeure et démesure, celui de notre propre survie »… Cette désurbanisation aurait commencé avec un foisonnement d’alternatives,  porteuses d’une autre géographie « sous condition de révision de quelques comportements particuliers liés à nos mobilités, connectivités et divertissements »… Il ne s’agit pas de « faire masse contre la nature » mais de « faire corps avec le vivant » par le triptyque « habiter la terre, coopérer par le faire, autogérer de manière solidaire » qui pourrait « constituer la matrice d’une société écologique posturbaine »…

L’ingénieur Philippe  Bilhouix (directeur général d’AREP, agence d’architecture pluridisciplinaire) préconise une « approche par  les technologies sobres, agiles et résilientes » – en somme, du low-tech « à la pointe de la modernité » et le « modèle alternatif vraiment disruptif » d’un système économique de postcroissance qui « considère les enjeux à la source : prévention en médecine et alimentation, interdiction des productions les plus polluantes, politiques de « démobilité » et d’aménagement du territoire (« démétropolisation »), utilisation à bon escient des technologies (plutôt à l’hôpital qu’à l’école) »…

Doris Buu-Sao (Université  de Lille et Barcelone) enjoint de s’extraire de l’inextricable extrativisme : « L’exploitation industrielle du vivant est à la fois le moteur et le résultat de l’impératif de croissance au coeur de l’économie capitaliste. C’est donc avec cette dernière qu’il conviendrait de rompre pour s’extraire véritablement de l’extractivisme, en tenant compte de l’intrication des rapports de domination (sociale, sexuelle, raciale, coloniale et de la nature) qu’elle a façonnés. »

En conclusion, Philippe Boursier et Clémence Guimont prennent acte de la « logique de confrontation qui accompagne l’expérience d’une via alternative », faisant ressortir la « fonction répressive de l’Etat ». Mais un « autre futur écologique » n’en prend pas moins forme, « fondé sur sur de nouvelles protections socio-écologiques et intergénérationnelles », depuis les « solidarités de quartier ou propres au monde rural promues par l’auto-organisation des habitants jusqu’aux solidarités transnationales ».

Un bleuet ou un coquelicot peuvent-ils faire reculer la lame d’une moissonneuse lancée contre un champ de blé ? La cause est entendue : aucune prédation, « maximisée » ou pas, n’éteindra les braises du vivant, irréductible à sa duplication numérique comme à son abolition…

Paru dans Les Affiches d’Alsace et de Lorraine

Philippe Boursier et Clémence Guimont (sous la direction de), Ecologies – le vivant et le social, La Découverte, 624 pages, 28 eur

Le terme de « décroissance » a longtemps eu force d’évidence naturelle et partagée, avant d’être balayé par un imaginaire de la puissance, du productivisme et de l’accumulation. Sommé de « s’adapter » sans fin au déferlement de gadgets destructeurs de l’environnement comme de son humanité, l’individu « postmoderne » peut-il échapper à cet « impératif technologique » qui le plombe par une véritable écologie de la demande soucieuse de ses vrais besoins?

Le « progrès » roule des mécaniques et fait rage… depuis toujours ! Immanquablement, les grandes « innovations » ont toujours suscité la méfiance voire l’hostilité des « vrais gens » qui ne demandaient qu’à mener leur « vraie vie » en toute simplicité et sobriété, avec le moins de complications possible…

Ainsi, la machine à vapeur suscitait de grandes interrogations sur la surconsommation d’énergie – et sa « raréfaction inexorable ». En 1811-1812, les ouvriers anglais se donnent un leader supposé, Ned Ludd, et brisent les machines imposées par les « élites modernisatrices » au nom du « progrès », les accusant de les déposséder de leur compétence et de leur emploi. Dès 1865, l’économiste William Stanley Jevons (1835-1882) s’inquiétait d’un possible épuisement du charbon, la ressource phare qui nourrissait le dynamisme industriel britannique.

La « fée électricité » qui irrigue l’ensemble des pays industrialisés suscitait la méfiance des réfractaires au « confort moderne » qui craignaient de dépendre de grands systèmes techniques peu fiables. Dès 1892 dans La Vie électrique, le caricaturiste Albert Robida (1848-1926) décrit un avenir de catastrophe. Alors que se précisent les menaces de black-out, la panne ne serait-elle pas, interroge François Jarrigue, la « forme normale de fonctionnement des systèmes techniciens contemporains, extrêmement vulnérables du fait de leur dépendance à l’électricité, mais aussi de l’approvisionnement massif en énergie fossile, de la circulation des marchandises et des informations via le réseau internet » ?

Aux temps « héroïques » des pionniers de l’automobilisme, nos ancêtres  honnissaient ces « écraseurs » d’animaux et d’enfants.  En 1908, le juriste Ambroise Collin (1863-1929) fonde la « Société protectrice contre les excès de l’automobilisme ». L’automobile était-elle vraiment utile aux populations amenées à la motorisation de masse par un marketing  insistant qui en fit un mode de vie planétaire hégémonique – désormais insoutenable ?

L’autoritarisme technologique

L’urbaniste Lewis Mumford (1895-1990) voyait l’autoritarisme technologique pointer sous les apparences de la démocratisation et du libéralisme politique : « L’humanité de l’homme est maintenant menacée par la possibilité d’une rechute dans une barbarie plus radicale qu’il n’en a jamais existé dans les temps historiques » (Les Transformations de l’homme, 1956).

Il se trouve encore des réfractaires à l’injonction à se connecter à la « Toile » pour toutes démarches à faire désormais « en ligne », alors que les impasses de l’informatisation du monde commencent à être connues. Mais voilà : « on n’arrête pas le progrès »… même s’il mène à l’abîme, via  le solutionnisme technologique à tombeau ouvert, « l’écologisme » high tech et le « techno-fétichisme aveugle » de ceux qui prétendent « gouverner les choses par la technique plutôt que de gouverner les hommes par la politique »…

L’historien François Jarrigue (Université de Bourgogne) rappelle que « l’extraction et l’accumulation matérielle, associées au consumérisme productiviste, atteignent leurs limites ». La mise à mort industrielle de la Grande Guerre n’a pas suffi à entamer la « naïve confiance progressiste et scientiste héritée du XIXe siècle ». Car enfin, « les guerres ont largement façonné les sociétés de consommation de masse ; elles ont aussi impulsé l’avènement des véhicules motorisés, de l’aviation, des pesticides, de l’aluminium, du nucléaire, de l’informatique, et d’une infinité d’autres produits et filières qui modèlent notre quotidien. »

Mais le « terme de décroissance resurgit », dans le sillage des recherches de Jacques Grinevald et Georgescu Roegen (1906-1994). Aussi, « transmettre et enseigner l’histoire est plus difficile et nécessaire que jamais alors que le pédagogisme ambiant entend réduire la part des savoirs dans la formation, au profit des « compétences » et du numérique ».

De même, il est devenu « impératif de soumettre la technologie, et plus largement toutes les infrastructures matérielles, à un contrôle social strict, d’interroger le culte débridé du confort comme horizon de vie, de reconquérir la maîtrise des outils par lesquels nous intervenons et façonnons le monde ». La question technologique est au centre de l’interrogation démocratique, et le problème du contrôle de la technique dans ses usages sociaux demeure posé.

Bien évidemment, « il ne s’agit pas simplement de remplacer des techniques destructrices par de bonnes techniques écologiques, ce qui serait céder au mythe de la substitution qui modèle encore l’esprit des ingénieurs et des politiques ». Il s’agit bien de « retrouver la richesse du passé pour mieux comprendre l’enfermement du présent, de se rappeler comment il était possible de vivre sans les centaines d’esclaves énergétiques qui nous entourent, sans passer par les carburants fossiles bon marché ou les smartphones, devenus en quelques années une prothèse de l’homme connecté ».

En vérité, la conscience des problèmes environnementaux n’a « jamais cessé d’accompagner l’histoire de la société industrielle ». Mais voilà qu’ « au nom de l’écologie et du partage s’édifient peu à peu le monde invivable de la surveillance algorithmique ».  Une Chine, malade de « l’écologie dictatoriale », serait-elle le « modèle » à suivre ?

Le QR code en vogue n’est que la « dernière manifestation d’un vieux projet visant à accroître l’identification au temps des modernisations industrielles du Xxe siècle ». Il s’agissait alors d’ « accompagner l’expansion des grands magasins et leur projet de simplification de l’affichage et de fluidification  de la manutention, afin de réduire les coûts et la main d’oeuvre. Arrivé en France au Carrefour d’Ivry en 1982, le code-barres est désigné dans un rapport du conseil économiques français comme un « dispositif désormais essentiel de la chaîne des opérations de commercialisation » (1991). Bien entendu, constate François Jarrigue, « après les objets inanimés, les codes-barres et QR codes n’ont pas tardé à équiper les êtres vivants, notamment le bétail » : « il ne s’agit plus seulement d’optimiser les flux de marchandises, mais de plus en plus de contrôler les êtres vivants »…

Comment en est-on arrivé là ? « Pour faire accepter le dispositif de de traçage numérique au plus grand nombre, il a d’abord fallu le justifier au nom de la santé ou de la culture, deux secteurs dominants pour légitimer des nouveautés technologiques ». C’est bien ainsi que s’installe « par petites touches le monde dystopique du contrôle et de la surveillance totale des humains »…

Des mots qui comptent…

Mots d’ordre et oxymores envahissent la communication gouvernementale et médiatique, recyclés en « instruments de la grande adaptation », selon une « politique de l’oxymore » impulsée par des « cabinets-conseil »  en quête perpétuelle d’opportunités d’ « investissement » dans les utopies et chimères technologiques : « transition », « sobriété énergétique » après « croissance verte » ou « développement durable » : « Loin de la sobriété annoncée, les sociétés contemporaines extraient et utilisent toujours plus d’énergie et de matières ».

Le « Graal de l’énergie infinie et propre » ne nous détourne-t-il pas de trajectoires plus réalistes ? Ainsi, le déploiement des énergies dites « renouvelables » révèle un coût écologique conséquent, à en juger la multiplication des luttes contre les grands projets éoliens : « Le déploiement des énergies renouvelables  n’aura un sens que s’il s’accompagne d’une redéfinition profonde des modes de vie et système capitaliste dominant. Ainsi, mieux vaudrait sans doute passer à la civilisation du vélo que de déployer la voiture électrique ou d’inventer une supposée « voiture propre » qui restera toujours un oxymore compte tenu du coût écologique et cycle de vie de ces lourds véhicules. Il existe une lutte entre l’écologie qui reconduit l’espérance dans l’innovation et prétend trouver des alternatives au pétrole et au charbon en lançant de vastes programmes d’énergies renouvelables, voire en soutenant le « nucléaire propre », et l’écologie de la demande qui interroge les besoins et les modes de vie et suggère d’examiner ce dont nous pouvons nous passer, à l’image de la vitesse, des climatiseurs, des voyages transcontinentaux, etc. »

Aux antipodes de solutions réalistes qui tombent sous le sens, les ingénieurs et commerciaux d’EDF forcent le déploiement des compteurs Linky, en prétextant une « gestion en temps réel de tous les flux » – une utopie gestionnaire selon les diktats de la production cybernétique embusquée dans les discours officiels : « Les maisons vont s’autogérer » affirme le directeur du programme chez ERDF. Mais souhaite-t-on vraiment que nos maisons s’autogèrent ? (…) Cette autogestion technocratique par le numérique n’est-elle pas  l’antithèse de l’idéal d’autogestion et d’autonomie qui animait historiquement le mouvement ouvrier ? N’est-elle pas une expropriation ? Les humains sont-ils à ce point devenus obsolètes qu’on préfère automatiser tous les aspects de leur existence ? » 

Ainsi, l’historien Jérôme Baschet propose de parler de « basculements » au lieu de « transition », « terme qui a le mérite de suggérer que le monde que nous devons construire ne sera pas dans la simple continuité de celui qu’il faut renverser »…

L’électrification du quotidien fondait jusqu’alors nos modes de vie jusqu’à aggraver notre « crise écologique » : « Présentée comme mystérieuse, propre, souple, « l’énergie électrique » est d’abord une mystification du langage ; cette « énergie électrique » n’existe pas car l’électricité désigne en réalité le déplacement des particules à l’intérieur d’un « conducteur » (métaux, corps, eaux…). Il ne s’agit jamais d’une énergie primaire, uniquement d’un moyen de transporter plus facilement de la force d’un point à un autre. Derrière l’électricité, énergie apparemment propre et invisible, sans fumée et sans déchets, il y a de gigantesques infrastructures, il y a des centrales thermiques fonctionnant au combustible, au pétrole, au charbon ou à l’uranium, il y a de vastes mines – notamment de cuivre – disséminées dans le monde et à l’origine de nombreux ravages sociaux et environnementaux. »

Le livre de François Jarrigue est un recueil d’une soixantaine de ses chroniques trimestrielles parues dans le journal La Décroissance sur une décennie. Elles s’appuient sur la mémoire de ces résistances au développement illimité de la technoscience et à l’artificialisation comme à la prédation exacerbée du monde pour rappeler, en une polyphonie du refus du pire, que des bifurcations vitales sont possibles. Rien n’est joué, il n’y a pas de déterminisme absolu ni de fatalité du « Progrès ». Et si, en phase d’effondrement de son présumé « confort » thermo-industriel, l’humain trouvait refuge dans une nouvelle étendue imaginaire, là où serait sa demeure authentique et les outils qu’il s’est forgés de tout temps en toute simplicité pour conjurer le pire ?

Paru dans Les Affiches d’Alsace et de Lorraine

François Jarrigue, On arrête (parfois) le progrès – histoire et décroissance, l’échappée, collection « le pas de côté », 368 pages, 22 euros

En 1811, la révolte des « luddites » anglais contre les « machines préjudiciables à la communauté » a failli tourner en révolution populaire. Pour le militant Kirkpatrick Sale, ces « fauteurs de troubles » demeurent dans l’histoire comme la « personnification de l’opposition à la technologie, les contradicteurs du progrès ».

Les populations occidentales du dernier tiers du XVIIIe siècle ont connu la plus profonde mutation qui ait jamais affecté leur espèce depuis l’invention de la roue : la « révolution industrielle », induite par la machine à vapeur de l’ingénieur écossais James Watt (1736-1819).

La dite machine fut la « première technologie industrielle de toute l’histoire de l’humanité à être, d’une certaine manière, indépendante de la nature, de la géographie, des saisons, du climat, du vent et du soleil, des ressources en eau et de l’énergie humaine ou animale » constate Kirkpatrick Sale . Elle a fait prendre à l’humanité un virage décisif dans le processus de maîtrise de l’énergie et fait émerger un type humain nouveau : l’industriel, le bâtisseur du monde à venir, pas vraiment enviable pour les populations d’alors et assurément nuisible à leur écosystème…

Ce premier système de production industrielle signa le passage d’une « économie organique fondée sur la terre, le labeur et les échanges locaux à une économie mécanique reposant sur les combustibles, l’usine et le commerce international ».

Ainsi naît le « système de l’usine » qui entend habituer les humains à « renoncer à leurs habitudes de travail erratiques et à prendre exemple sur la régularité constante des machines complexes », selon un témoin de ce temps.

La première réaction à cette « logique de l’industrialisme » qui transforme les modes de vie et dévaste les paysages part, durant l’automne 1811, du berceau du machinisme, en Angleterre. Plus précisément, le départ de feu prend dans le triangle des Midlands, une zone « hantée par la légende de Robin des Bois »…

C’est la révolte des luddites, ainsi appelés parce qu’ils invoquaient la figure d’un meneur mythique, « le général Ned Ludd », dont le nom pourrait provenir d’obscurs personnages historiques ayant survécu dans des histoires populaires. Une autre version fait état de l’existence d’un ouvrier porteur de ce présumé patronyme qui aurait brisé des machines… en 1772. Des notables de l’époque recoivent des missives signées « Général Ned Ludd »…

Ces « luddites » sont des tisserands, des peigneurs et des tondeurs de laine, ainsi que des artisans des métiers du coton se sentant menacés par un nouvel  ordre machinique qui les excluait. Ils se mirent à briser les machines qui, non seulement les dépossédaient de leurs moyens de subsistance mais aussi de leur expérience, de leur légitimité à être – de leur droit de vivre… Evincés comme humains de l’opération de production, ils se sentaient aussi évacués de l’équation vitale…

Leur ressentiment ne concernait pas uniquement les objets-machines ou leur concentration dans de gigantesques immeubles aussi impersonnels qu’insalubres, mais leur signification même « en tant qu’instruments d’un nouvel ordre économique imposé aux ouvriers et à leur communauté ».

Certains journaux de l’époque parlaient d’une nouvelle « ère insurrectionnelle ». Le Premier Ministre Spencer Perceval (1762-1812) est assassiné, sans « aucun rapport avec le luddisme ». Considérée comme une menace « non seulement à l’ordre public mais aussi au progrès industriel », la révolte de ces « opposants à la dépossession machinique » fut férocement réprimée, avec une débauche de moyens policiers et militaires disproportionnée..Dès cette année 1812, la destruction de machines devient passible de la peine capitale – treize « luddites » sont pendus.

Les dernières actions d’éclat du luddisme remontent à la séquence de bris de métiers à tisser dans le comté de Nottingham, entre avril et octobre 1814 ou à la désinvolte attaque d’une usine de dentelles le 28 juin 1816. Le hurlement de protestation du luddisme expire peut-être avec l’échec d’une ultime tentative de soulèvement en juin 1817.

Enseignements luddites

L’essayiste Kirkpatrick Sale, cofondateur dans les années 60 de l’organisation Students for Democratic Society, a analysé la logique prédatrice et dévastatrice du techno-capitalisme ainsi que le déroulement de la guerre implacable qu’il mène contre le vivant. Une guerre totale qui va de l’accaparement des ressources à la dépossession des biens communs et des capacités d’autosubsistance des communautés humaines.

Les éditions de l’échappée rééditent en collection de poche son livre paru voilà une génération (1995), lors de la peu résistible expansion d’Internet et de la téléphonie portable. Cet essai avait été écrit avec « l’idée directrice qu’un monde dominé par les techniques de la société industrielle est beaucoup plus préjudiciable que bénéfique au bonheur et à la survie des êtres humains ».

Sa traductrice Célia Izoard souligne dans sa préface le ressort de la révolte luddite contre la fétichisation technologique – et de la contrefaçon de « civilisation » qui va avec :

« Depuis que l’évolution technique est devenue technologique, lors de la révolution industrielle, la production n’a plus besoin de l’humain, ou seulement en tant qu’il est adapté à la machine, qu’il devient la « machine animale ». L’histoire n’a plus besoin des êtres humains, régie par le processus du développement technologique. »

Ces artisans et ouvriers n’entendaient pas être les sacrifiés impuissants  d’une machinerie à faire des profits sur la destruction de « modes de vie bien établis » : à quoi donc servent des productions et des profits qui nient les besoins humains et biologiques fondamentaux au lieu de les enrichir ?

Dans le dernier quart du Xxe siècle, Kirkpatrick Sale invitait à considérer « le coût réel de la fétichisation de la technologie, le monde qu’elle nous fait perdre et celui qu’elle fait advenir ». Il entendait faire réfléchir à « ce que les machines et leurs systèmes coûtent à nos vies »… Des vies désormais rivées à une technosphère hégémonique : « Ce  n’est que lorsque l’industrialisme s’est développé jusqu’au stade des technologies contemporaines, grâce au démultiplicateur de puissance qu’est l’informatique, que l’exploitation des ressources s’est transformée non seulement quantitativement, en atteignant un degré inégalé et accéléré d’épuisement, d’extermination, de pillage et de pollution, mais aussi qualitativement, par la création d’existences totalement intégrées à une technosphère artificielle, surpuissante, globalisée et fondamentalement en contradiction avec la biosphère. »

Les néo-luddites d’aujourd’hui ont pris la mesure de cette guerre sans merci livrée au vivant et n’entendent pas subir le joug d’un « guidage » toujours plus robotisé de leur comportement par une systématique hyperindustrielle investissant tous les pans de l’activité humaine.

Pourtant, l’impensable se perpétue par le pouvoir consenti à cette systématique aux  prétentions hégémoniques, s’obstinant à contrôler la totalité de la vie humaine par des procédés algorithmiques et autres « applications » élaborés par une « économie de la donnée » prétendant se charger du confort de l’espèce présumée pensante – précisément en la déchargeant de l’inconfort de devoir penser par elle-même…

Aujourd’hui, des systèmes d’intelligence artificielle sont en train  d’évacuer toute activité humaine en s’appuyant sur les addictions au numérique de l’Homo connectus, ce nouveau maillon de la série évolutive des hominidés, tombé de l’arbre généalogique des australopithèques.

Cet humain de dernière génération se laisse allègrement réifier et marchandiser par une machinerie ordonnatrice quand bien même sa raison d’être fondamentale ne serait pas de se conformer à des logiques utilitaristes  ou à des cycles continus de rotation du capital et de « destruction créatrice »pour le profit exclusif de quelques privilégiés…

Comment cette espèce pourrait-elle renouer avec sa condition naturelle et les droits imprescriptibles qui vont avec ? Comment pourrait-elle réintégrer son bien  commun, après s’être laissé asservir à un ordre pour le moins « infondé » des choses ? C’est-à-dire celui d’une techno-idéologie niant la nature irréductible et inappropriable de l’expérience humaine ?

Aujourd’hui, les intérêts de « l’industrie numérique » dictent le rythme de notre époque selon une doxa de l’inéluctable et de l’insoutenable, sur un programme de « contrôlocratie » tournant en « mise au ban de l’humain à l’échelle de la planète » comme l’analyse, une génération plus tard, le philosophe Eric Sadin. Ce dernier, penseur et pourfendeur du « numérique », a pris la mesure du profond hiver nucléaire qui a saisi le « projet humain ».

Kirkpatrick Sale avait vu cet hiver arriver, avec l’inexorable extension d’une technosphère destructrice du vivant dont la planète transformée en égoût ne peut plus absorber les déjections et déchets si peu recyclables – ni les tragédies innombrables qu’engendre cette industrie de l’anéantissement de toute aspiration à une « humanité commune » dans sa folle course vers l’abîme. Que faire, si ce n’est se remettre à produire enfin du réel, de l’utile et de l’indispensable, sous la guidance d’un instinct de survie et d’un esprit de liberté souverains ?

Paru dans Les Affiches d’Alsace et de Lorraine

Kirkpatrick Sale, La Révolte luddite, éditions l’échappée, 326 pages, 13 euros

Manifestement, l’espèce humaine a développé des capacités sans équivalent dans le reste du monde animal. Sa « dynamique évolutive » lui a permis de coloniser pratiquement tous les habitats terrestres, des plaines et des forêts tropicales à la toundra. Si elle apparaît comme le produit de ses gènes et de son évolution biologique, cette dynamique-là relève aussi de sa propre action sur son environnement. Elle lui a assuré une expansion sans précédent sur la planète. Pour quoi faire, au juste, et jusqu’où ?

Pourquoi d’autres singes, « nos plus proches parents, ceux qui nous ressemblent génétiquement », n’ont-ils pas inventé la roue, construit des monuments ou des palais, des fusées et des stations spatiales, composé des symphonies, des ballets ou des théories économiques ? Pourquoi d’autres espèces du règne animal comme les aigles, les corbeaux, les dauphins ou les tortues, dont l’intelligence est constamment réévaluée à la hausse au fil des études,  n’ont-elles pas inventé le moteur à explosion voire « électrique » ou la bombe atomique? Pourquoi l’ouistiti à pinceau n’a-t-il jamais peint La Joconde ou L’Atelier du Peintre? Pourquoi le tapir, le raton laveur ou l’urubu n’ont-ils jamais écrit Les Misérables,  édifié des cathédrales et des bunkers ou spéculé sur des… « cryptomonnaies » c’est-à-dire sur… moins que rien ?

Professeur de biologie évolutive et du comportement à l’université St Andrews en Ecosse, Kevin Laland reprend le flambeau de Charles Darwin (1809-1882) pour développer une nouvelle théorie de l’évolution cognitive humaine : notre espèce a créé elle-même  les conditions de son développement exceptionnel ainsi qu’un environnement favorable à l’accumulation et la transmission de connaissances : « Les réalisations de notre espèce peuvent être attribuées à notre aptitude particulièrement puissante  à la culture c’est-à-dire l’accumulation extensive de connaissances partagées et acquises ».

« Les humains sont des créatures de leur propre fabrication »

La culture aurait-elle « transformé le processus évolutif » jusqu’à ce point de non retour d’une « civilisation » arrivée en phase terminale d’exploitation des ressources terrestres et au bout de son confort thermo-industriel ?

L’hypothèse d’un « darwinisme culturel » explique-t-elle cette « dévorante expansion multimensionnelle » d’une espèce dont le patrimoine génétique était quasi similaire à celui de quantité d’autres ? Pour Kevin Laland, l’évolution biologique a cédé la place à la coévolution gènes-culture : « L’évolution culturelle a ensuite pris les rênes de l’adaptation humaine, et la cadence des changements que les membres de notre lignée évolutive ont connu s’est encore accélérée. La culture a fourni à nos ancêtres des moyens astucieux de se procurer de la nourriture et de survivre, et, à chaque nouvelle invention, les populations ont pu exploiter plus efficacement leur environnement. Cela a non seulement alimenté l’expansion du cerveau, mais aussi la croissance démographique. »

Pour le biologiste, « seuls les humains possèdent une capacité culturelle cumulative », propice à la « propagation de pratiques coopératives ». Le biologiste définit bel et bien la culture, qui interagit avec l’évolution purement biologique de notre espèce, comme cette capacité à accumuler des connaissances et des compétences transmises, donc apprises socialement, puis à les mettre en pratique par l’outillage et l’appareillage appropriés.

L’évolution de la cognition humaine, « dépassant de loin celle des primates non humains les plus intelligents », mène à une complexité technologique accrue depuis l’avènement de l’agriculture jusqu’à notre monde hyperindustrialisé où chaque aspect de l’existence « dépend entièrement de milliers d’interactions coopératives avec des millions d’individus dans des centaines de pays ».

Il a fallu, au fil des générations, des « niveaux élevés de connaissances, de compétences, de coordinations et de force » pour exploiter les ressources disponibles.

Si toutes les espèces partagent la capacité de copier ses congénères, l’humain imite avec plus de précision que d’autres animaux, sur un mode « haute fidélité » – et innove davantage, un avantage déterminant dans la sélection naturelle. La « transmission haute-fidélité d’informations » est assurée par l’enseignement, « rare dans la nature mais universel dans les sociétés humaines ». Homo Pédagogicus ?

L’imitation brute ne permet pas une propagation optimale du savoir-faire. Il a donc fallu attendre l’apparition du langage comme outil de transmission facilitant l’enseignement, à mesure que les connaissances et les techniques à transmettre devenaient de plus en plus complexes :

« La syntaxe du langage humain contemporain n’est possible qu’en raison d’une longue histoire, couvrant peut-être deux millions d’années, de manipulations symboliques à partir d’un protolangage, qui a créé des pressions de sélection qui, à leur tour, ont entraîné des changements significatifs dans le cerveau hominine. »

Les animaux ne manifestent pas encore, à ce jour, la capacité à combiner des symboles pour créer des messages sophistiqués comme ceux des humains ni de tendance à innover… La culture et le langage ont renforcé les capacités adaptatives des humains leur permettant de ne pas rester piégés par leur héritage biologique : « Nous survivons dans des circonstances difficiles parce que précisément notre culture nous confère généralement une plasticité adaptative plutôt qu’une inflexibilité. Cette plasticité s’appuie sur une énorme base de connaissances culturelles qui conserve sur de longues périodes les bonnes idées et les solutions qui se sont montré efficaces. »

La roue de l’évolution tourne…

Au commencement de cette histoire, il y eut sans doute la roue, mère de toutes les inventions, apparue à Uruk, haut lieu de la civilisation sumérienne, vers 3150 avant notre ère, voire aussi en Europe centrale : « La roue, que les Grecs ont intégrée à leurs charrues, fut initialement conçue pour tirer de lourdes charges sur une structure en forme de traîneau, ce qui a produit le tour du potier et la charrette en Mésopotamie,  le char en Grèce, des instruments pour moudre le blé », etc…

Ainsi, sans roue, pas de brouette, ni de locomotion terrestre telle que nous l’envisageons, de la bicyclette au train à très grande vitesse. Ni de « civilisation » du « toujours plus vite, toujours plus loin »…

Le biologiste invite à mesurer le chemin parcouru depuis le paléolithique puis la révolution néolithique marquée par la domestication des plantes et des animaux et l’invention de l’agriculture : « Avant l’avènement de l’agriculture, chaque population possédait tout au plus quelques centaines de types d’artefacts, alors que, aujourd’hui, les habitants de New York ont le choix entre cent milliards de produits ornés de codes-barres différents. »

L’art du moteur viendrait-il du contrôle moteur permettant aux humains de « produire spontanément des oeuvres et des performances artistiques » qu’aucun animal ne pourrait partager avec eux ?

Kevin Laland fonde sa démonstration sur la danse : celle-ci est possible parce que « sa performance exploite les circuits neuronaux employés dans l’imitation ». Mais pas seulement…

Certes, l’on a cru voir des primates « danser » autour d’un arbre… Mais « pour danser, l’interprète doit faire correspondre ses actions à la musique ou battre la mesure pour que ses mouvements s’adaptent au rythme, qui peut parfois être interne, comme les pulsations cardiaques ». Voilà qui exige de « mettre en correspondance les signaux auditifs que le danseur entend et les actions motrices qu’il produit ». Imagine-t-on un bonobo réagir à L’Apothéose de la danse de Beethoven en entrechats exaltés ou se lancer dans les subtils enchaînements d’une danse dite « de société » ? D’abord, ressentent-ils le besoin de danser pour s’accoupler ? Précisément, « pour maîtriser une danse de couple ou de groupe, il faut que les individus coordonnent leurs actions et, ce faisant, qu’ils ajustent, inversent ou complètent leurs mouvements ». Voilà qui nécessite aussi une « correspondance entre les entrées visuelles et les sorties motrices ». Ce qui témoigne d’un appareil neuronal hérité de « la sélection d’une faculté poussée d’imitation ».

La danse n’est pas seulement une « question de maîtrise du corps, de grâce et d’énergie » : elle exige, outre la capacité à imiter, un « type d’intelligence spécifique ». Plus on imite, plus on crée d’interactions coopératives.

Ainsi, une « dynamique coévolutive gènes-culture » bien sinueuse, entamée voilà au moins 2,5 millions d’années et poursuivie en un progrès techno-culturel continu, a assuré jusqu’alors les conditions nécessaires de la domination planétaire d’une espèce ainsi que, par conséquent, l’enrichissement de nos vies. Du moins jusqu’au déchaînement d’une irrépressible pulsion de destruction et à la propagation du rien qui détruit le réel, faute d’un « système immunitaire spirituel » (Bergson). Pendant des millénaires, l’humain a demeuré dans un monde qui dure, y côtoyant gouffres et merveilles – jusqu’au seuil de destruction de ses moyens de subsistance. Aurait-il crée les conditions de sa domination en même temps que celles de sa perte ?

Désormais, le voilà à un nouveau point d’inflexion de sa longue histoire, confronté à l’inhabitable qui l’exproprie de sa biosphère. La suite dépend de sa capacité à s’arracher à sa fascination du gouffre et à la course au désastre pour réinventer une autre forme de rapport à l’univers. Il y faudra une intelligence de la vie, un désir de bien-vivre voire simplement un sens commun qui semblent justement des « biens communs » en voie de disparition.

Paru dans Les Affiches d’Alsace et de Lorraine

Kevin Laland, La Symphonie inachevée de Darwin, La Découverte, collection « Sciences sociales du vivant », 450 pages, 28 euros.

Où nous emmène la technoscience ? Vers un futur sans avenir pour l’enfantement, avec la fabrication industrielle d’êtres humains « augmentés » ? Les enfants de ce « monde nouveau » seront-ils ceux d’un système technologique ? La revue Ecologie & Politique consacre un dossier aux biotechnologies, à la reproduction artificielle et à l’eugénisme.

La vie est née dans la biosphère il y a plus de trois milliards d’années. La technosphère apparaît avec l’Homo sapiens voilà quarante mille ans. Depuis deux siècles, celle-ci ne cesse de s’accroître et de produire une « culture machinique » qui est la contrefaçon usinée d’une nature surexploitée par une humanité prédatrice désormais précipitée dans l’ère des biotechnologies et entassée dans des cités-machines aux buildings hantés d’écrans tactiles…

Mathias Lefèvre et Jacques Luzi ouvrent le dossier exceptionnel de la revue Ecologie & Politique avec L’obsolescence du naître. Constatant qu’année après année « la distance entre ce que les humains imaginent faire et ce qu’ils parviennent à faire rétrécit », ils rappellent que la représentation mécaniste, réductionniste et utilitariste de la nature a suscité un « programme global, par essence totalitaire », qu’ils nomment « l’industrialisme » – avec son pendant, le consumérisme : à partir d’une nature désormais considérée, « telle une machine, comme passive, inerte et manipulable de l’intérieur », les bénéficiaires de ce système d’exploitation font surgir, « par le biais d’inventions techniques efficaces, un monde nouveau, artificiel et jugé meilleur que l’antérieur, dans un souci d’ordre, d’enrichissement et de puissance ».

Ainsi, « la seconde nature des sociétés industrielles est un monde toujours plus artificiel, envahi de matières inédites et d’appareils dont le fonctionnement suppose la combustion interne de substances massivement extraites des profondeurs de la terre ».

L’achèvement de cette entreprise d’exploitation se réalise avec les technologies de reproduction articielle dont le dessein proclamé serait de « délivrer » les femmes de la « servitude de la reproduction ». Leur « émancipation » signifie-t-elle « la perte et la dépossession d’un pouvoir social universel, celui de la maternité » ?

Préférant « conserver de la nature première ce qui n’a pas encore été dévoré par les Homo industrialis, afin de mener une existence simplement humaine », Lefèvre et Luzi en appellent à  « l’émancipation de l’ensemble du genre humain de la cage d’acier formée par les macrosystèmes technologiques aliénants et destructeurs ». Cela suppose notamment le « rejet du solutionnisme technologique », du déchaînement technologique qui « génère la dégradation politique et culturelle ». Et le refus d’un « bien naître » dominé par la « technocratie biomédicale qui le dissout dans le « bien fabriquer » – celui des « enfants-machines adaptés à la société-machine ».

Vers un monde posthumain et postnature ?

Bertrand Louart, menuisier-ébéniste à la ferme coopérative de Longo Maï, analyse l’eugénisme libéral et la dimension idéologique des biotechnologies, « d’autant plus forte en l’occurence qu’elle touche au vivant, c’est-à-dire à notre intimité en tant qu’êtres humains » – en rappellant l’invention du terme « transhumanisme » en 1957 par le biologiste Julian Huxley (1887-1975), le frère aîné de l’écrivain Aldous Huxley (1894-1963). Distillant la promesse d’améliorer les individus, l’eugénisme libéral les « met au service du développement de la bioéconomie sous toutes ses formes ».

La féministe Silvie Guérini constate que « les barrières éthiques tombent les unes après les autres », nous rapprochant d’une « nouvelle humanité neutre et modifiable à l’infini, au sein d’un monde posthumain et postnature ».

Elle met en garde contre « le droit d’avoir un enfant, qui sert de prétexte pour rendre possible l’expropriation et l’articialisation de la reproduction, son asservissement aux plans et aux procédés des scientifiques eugénistes et transhumanistes »

Elle en appelle à des créations d’alliances contre la religion eugéniste, avant que celle-ci ne réusisse sa « transformation de l’être humain et de l’ensemble du vivant dans un monde articiel, cybernétique et machin qui sera redéfini et donc perçu comme naturel et comme le seul monde possible et imaginable ».

Le collectif Pièces et main d’oeuvre (Grenoble) réitère sa mise en garde contre la biocratie (médecins, généticiens), la branche spécialisée de la technocratie. Celle-ci « s’affaire à éliminer les humains de la production infantile comme les ingénieurs les éliminent depuis un siècle des champs, des usines, des bureaux et des boutiques, à l’aide des machines, robots, automates et réseaux informatiques ».

Le philosophe Renaud Garcia, membre du collectif Ecran total,  analyse la « fascination pour la machinisation de l’humain », le franchissement des limites par la technologie et la « vaporisation du réel » par le capitalisme technologique : « Ce que les mythes déplaçaient dans le ciel poétique, la technologie cherche à le réaliser sur terre, dans une promesse de délivrance des limites de la condition humaine (…) La délivrance illusoire d’une contrainte de notre condition humaine, la division sexuée, débouche sur une dépendance intégrale aux dispositifs techniques »…

Les  « responsables mais pas coupables » de la catastrophe en cours proposent juste de la « gérer » et non d’ « agir politiquement sur ce qui la produit ». Le vivant devient irrémédiablement la proie de la biologie de synthèse qui s’affaire à le « programmer », soulignent Gaëtan Flocco et Mélanie Guyonvarch, « en lui adjoignant des  fonctionnalités qui jusque là n’existaient pas à l’état de nature ». 

La technolâtrie irresponsable des populations panurgiques, juste soucieuses de ne « pas se prendre la tête » et d’être délivrées de « la peine de penser » en se laissant gober par leurs écrans, se solde par un « écrasement de l’humaine nature par la puissance machinale ». Avis à ceux qui consentent d’ores et déjà à se laisser réduire en appendices de leurs gadgets de destruction massive ou en chair à tablettes :  « Le réductionnisme machinal confine à une fusion du vivant avec l’informatique et le calcul »…

Le nihilisme actif

Jacques Luzi pose la question du maximum soutenable. Rappelant que « les temps de paix aussi longs soient-ils ne sont que les temps de préparation des prochaines guerres », il se penche sur le sort des « surnuméraires de l’industrialisation » depuis les analyses biaisées de Malthus (1766-1834) au temps des premières fabriques jusqu’à celles de Zygmunt Bauman sur La Société liquide. Longtemps « la solution fut l’émigration »…

Destructrice des économies vernaculaires, la mondialisation multiplie les « centres de surproduction des pauvres qui, inadaptés aux exigences du productivisme, ne peuvent être élevés au rang de ressources humaines ». Aujourd’hui, l’impossibilité « d’user de l’ancienne solution migratoire entraîne une pénurie des lieux vers lesquels le surplus peut être déchargé de manière expéditive, c’est-à-dire une crise aiguë de l’industrie de débarras des déchets humains ».

Nos « sociétés industrielles » ont opté pour le « tout est permis » technoscientifique – et pour « la réduction de ses conséquences humaines et écologiques à des problèmes techniques ». Qu’est-ce qui empêcherait le capitalisme technologique de « transformer la Terre en une planète-laboratoire afin de substituer une vie artificielle à la vie naturelle, puisque « tout est permis » ?

 Pire encore : serait-il « interdit d’imaginer une limite à l’expansionnisme industrialiste et technologique » – voire de vouloir anticiper le risque conséquent de destruction de toute vie sur Terre que cette fuite en avant perpétuelle du technocapitalisme nous fait courir ?

La finalité de l’existence humaine est-elle « d’ouvrir des débouchés rentables aux capitaux excédentaires par l’élargissement continu du domaine de la marchandise » ? Et cela, par « l’abolition du gratuit, du spontané et du divers, que la technologie reconditionne rituellement en du monnayable, du programmé et de l’uniforme » ?  Ainsi, les biotechnologies (l’ingénierie génétique, la médecine régénératrice, la biologie de synthèse, la bio-impression) qui promettent de « dépasser les limites naturelles des êtres vivants, sont le moyen pour le technocapitalisme de repousser les limites de son développement en faisant du vivant une matière première indéfiniment exploitable ».

Les processus biologiques sont « l’enjeu de la bioéconomie puisque ce n’est qu’à partir d’une décomposition, d’une manipulation et d’une transformation technoscientifique que les organismes vivants acquièrent une plus-value économique » (Céline Lafontaine).

La maladie véritable dont se meurent nos sociétés n’est pas le vieillissement et la mort mais  « le nihilisme technocratique intrinsèquement totalitaire » :

« D’un côté,  la numérisation intégrale de l’existence favorise le renforcement de la surveillance et du conditionnement au sein de la société machine. D’un autre côté, l’organisation biomédicale des naissances, et la reprogrammation génétique potentielle des nouveaux-nés, anéantissent la faculté d’agir. »

Hannah Arendt (190661975) écrivait : « Le totalitarisme a le devoir d’éliminer non seulement la liberté (…) mais encore la source même de la liberté que le fait de la naissance confère à l’homme et qui réside dans la capacité qu’a celui-ci d’être un nouveau commencement ». Telle est la finalité du « totalitarisme technologique qui, tout en faisant miroiter la délivrance de la condition humaine, cherche à prédestiner (génétiquement) et à conditionner (numériquement) afin de se prémunir de toute imprévisibilité politique ».

Ainsi, la société industrielle est une « anti-culture qui échappe à l’anomie et à la violence uniquement par la survivance des cultures traditionnelles » qu’elle n’a pu éradiquer. En somme, « cette société se nourrit, vis-à-vis de ces cultures, de transgressions perpétuelles et taxe d’obscurantistes, de réactionnaires et d’inefficaces les tentatives de lui imposer des limites ».

Cette machination s’avère une bien sale affaire qui non seulement ne couvre pas ses coûts exorbitants, mais laisse une ardoise franchement impayable pour les générations à venir, d’ores et déjà dépossédées de leur peu d’avenir. Une statisque récente établit que la masse des objets construits par l’homme dépasse désormais la masse de tous les organismes vivants sur Terre. Quelle place en peau de chagrin sera-t-elle laissée aux surnuméraires et autres décrétés « inutiles » ? De quoi réfléchir activement au slogan de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes : « Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend »…

Paru dans Les Affiches d’Alsace et de Lorraine

Ecologie & Politique n° 65, Les Enfants de la Machine, éditions Le Bord de l’eau, 198 pages, 20 euros

Qui n’aimerait se sentir entrer en résonance avec la trame universelle du vivant ? Ne serait-ce que pour s’oublier – ou se délivrer de son vide comme de ses tourments… Bio-énergéticienne et praticienne en thérapie des fascias, Emilie Labourdette propose un processus vibratoire pour une transmutation jusqu’au bout de soi : « Sans cesse nous sommes en face de notre absolu, cette palette de possibilités et de potentialités »… La vie biologique appellerait-elle le cosmique ?

Quand naît-on à soi-même, vraiment ? Lorsque le présumé humain, en sa verticalité signifiante, découvrirait derrière les apparences de la vie physique un tout autre ordre de réalité ?  Celui-ci ne se révèlerait-il qu’à ceux qui iraient au bout de leur quête d’eux-mêmes jusque dans l’intensité de leur vie cellulaire et les profondeurs de leur océan intérieur ?

Constatant la reconstruction perpétuelle du tissu vivant, le célèbre physiologiste Claude Bernard (1813-1878), considéré comme le fondateur de la médecine expérimentale, forgea les expressions d’ « arrangement vital » et de « synthèse physico-chimique organisatrice » pour tenter d’expliquer les processus vitaux et l’immense complexité de l’énergie vitale  à l’oeuvre dans la régénération cellulaire – ce qu’Hippocrate désignait par la « krasis »… S’il observait la subtile balance énergétique oscillant entre santé et maladie, bien-être et malaise, il formulait ses intuitions dans le cadre étriqué des lois physico-chimiques du positivisme de son temps.

 Sur la corde tendue entre ces deux états de l’être, Emilie Labourdette pratique un « processus vibratoire » dont le clavier s’enrichit d’autres apports et d’autres enseignements. Ce processus part de l’évidence énergétique du corps envisagé comme « instrument du renouvellement » et « témoin de la mutation du mental » menant à un nouvel état vibratoire de la conscience.  Suffirait-il de « faire le choix de devenir la source de notre propre savoir »  et de vivre sans entraves notre élan vital  comme nous vivrions celui de notre intelligence pour nous reconnecter à notre vraie nature ?

« L’architecture fondamentale du corps humain »

Pour rétablir cette saine connexion, la première nécessité est de « trouver un point d’appui dans la structure corporelle ». Ces points d’appui peuvent être les « points de contact » comme l’assise, l’appui des pieds au sol – « mais les plus pragmatiques sont ceux liés à la sensation du poids du corps qui prend place, qui s’étale et la densité perçue ».

Aussi s’agit-il de prendre conscience de sa posture corporelle : « Il est essentiel de voir la posture que l’on adopte. Il est essentiel de sentir notre verticalité, notre colonne vertébrale, notre assise. »

Ainsi, avons-nous une « posture de victime, de bourreau ou de sauveur » ?

Le constat peut s’avérer perturbant…  Mais le corps peut « retrouver une nouvelle vie  après s’être libéré vibratoirement de l’information pertubatrice ainsi que de l’ensemble des facteurs qui participe à cet assujettissement au sein de notre champ informationnel ».

Comment ? Par une méthode mobilisant les fascias, le sujet peut activer une « réactualisation globale »…

Jean-Claude Guimbetteau définit les fascias comme un « réseau fibrillaire continu, sous tension, existant à l’intérieur du corps depuis la surface de la peau jusqu’au noyau de la cellule ».  Celui-ci constitue « l’architecture fondamentale du corps humain ». il ne s’agit rien moins que du « réseau matriciel fractal qui permet d’accéder au disque dur du corps humain »…

Une pratique consciente permet de « revenir au centre de soi dans une présence capable de contenir énergétiquement tous les possibles c’est-à-dire une présence-force ».

La méthode permet de passer d’un « corps-mémoire » au « corps réel ». Le corps-mémoire contient « l’influence émotive engrammée », c’est-à-dire nos émotions et représentations négatives, nos inhibitions, les freins à l’action, etc.

Emilie Labourdette rappelle que « le corps physique est sous programmation animique, il appartient au mensonge planétaire puisque relié au concept de la mort, et donc au monde de la mort ».

Elle invite à développer une « conscience vibratoire », d’acquérir une « identité vibratoire » permettant de « neutraliser par sa simple présence-force toutes les formes d’assujettissement et de rester dans son axe en toutes circonstances ».

L’identité vibratoire est « reliée à une autorité naturelle, vibratoire car propre à la fréquence de la charge énergétique contenue dans sa structure informationnelle de manière non polarisée ».

Plus  le sujet élève l’état vibratoire de sa conscience, plus cette haute fréquence le  nourrit d’informations vitales permettant de déterminer favorablement le cours des événéments et de la destinée : «  La pulsation de la conscience vibratoire doit être supportée dans nos circuits de manière unitaire et totale pour ne plus manifester des expériences mais simplement notre énergie créative. Portés dans nos profondeurs cellulaires par cette force dynamique incarnée grâce au réseau du fascia, il est plus facile d’entreprendre l’ascension vibratoire qui pousse en nous. Cette qualité de conscience s’enracine dans une dépersonnalisation et une compréhension identitaire nouvelle de qui nous sommes. »

Ce « qui nous sommes » s’écrit hors du paradigme mécaniste qui jusqu’alors nous maintient dans un état de « machine biologique » susceptible d’être « piratée » ou « augmentée »… Et si le temps, l’espace et la matière s’écrivaient respectivement comme vibration, information et énergie (VIE) ?

D’un état d’être à l’autre

Tout est conscience – et tout part de la souffrance, point pivot de la nécessité d’un changement dans la conscience : « Le marqueur de la souffrance, c’est la mesure pour un être humain que quelque chose doit changer dans sa vie. »

La souffrance est une boussole qui guide la navigation et mène à cet état permettant de « rallier son corps, en tant que support et point d’appui » – et « d’entrer dans la dimension vibratoire de sa conscience depuis le corps ».

Il ne s’agit pas de « se fixer dans la souffrance » –  ce serait « enfermer la vie » voire  enfreindre ses lois. Bien au contraire, il s’agit de « la questionner ou la mettre en mouvement ». Puisque « tout est mouvement en permanence », le sujet est invité à entrer dans la réponse à la question : « qu’est-ce qui nous fixe, qu’est-ce qui nous paralyse, nous visse au sol ? » Pourquoi « accepter d’être fixé » ?

L’interrogation tenaille la créature présumée pensante et perfectible depuis le commencement de la « civilisation » : « Comment peut-on aimer être brutalisé et non respecté par les dominants ? Incarcéré ici dans cette planète-prison et en plus dire merci ? »

Justement, pourquoi se laisser emprisonner dans un paradigme techno-scientiste ? La vie est création permanente pour peu que l’on ajuste sa réalité vécue à cette  évolution néguentropique : « Le corps, le mental des cellules, éduqué par l’Esprit conscientisé en l’Homme cesse de se soumettre peu à peu aux lois involutives de sa condition biologique et réactualise sa vie cellulaire, redresse sa tendance entropique, vers un mental des cellules libre car renové au contact de l’Esprit. »

Une saine colère s’avère également une boussole fiable : pourquoi s’accommoder de « l’ordre des choses » ? Ainsi, « récupérer la puissance de sa colère pour casser les mécanismes retardaires, utiliser les centres d’énergie (les chakras) comme accumulateurs de charge » permet de créer un chemin intérieur et de tailler un tracé qui prendra corps.

La pratique quotidienne du mouvement et de l’attention permet de « muscler sa capacité à trouver un point d’équilibre en soi » – jusqu’à l’intégrer…

C’est au contact du mouvement que « se dévoile la force de renouvellement, la puissance d’action, la potentialité de croître et de dépasser les limites ».

Pour la praticienne, cette rencontre avec le mouvement interne constitue une « porte vers la conscience supramentale qui s’installe dans le corps-matière ». Suffirait-il de « faire le choix de s’engager avec le mouvement comme appui » pour éprouver dans chacune de ses fibres cette évidence d’une vie en mouvement continuel de fluides entre les cellules et dans les cellules ?

La pratique du chant permet également « d’apprivoiser pas à pas la capacité de résonance vivante du corps, sa capacité à la fois émettrice et réceptrice ».

Selon l’auteure, la découverte et l’exploration du vide intérieur en tant qu’espace de résonance et source de créativité ouvre le refuge en soi et permet de « rencontrer ce que l’Homme a toujours cherché »…

D’évidence, avec « le passage du corps-mémoire carboné au corps réel »  s’opère ce basculement : « entrer dans son énergie propre, c’est naître dans son propre noyau et donc parvenir à établir un contact, un dialogue cellulaire ».

Albert Einstein (1879-1955) écrivait : « Tout est énergie et cela résume tout. Mettez-vous sur la fréquence de la réalité que vous voulez obtenir et vous ne pourrez qu’obtenir cette réalité. Ce n’est pas de la philosophie. C’est de la physique. »

Paru dans Les Affiches d’Alsace et de Lorraine

Emilie Labourdette, Intelligence corporelle et processus vibratoire, éditions Le Souffle  d’Or, 240 pages, 16 euros

Que reste-t-il aujourd’hui de la pensée de Guy Debord (1931-1994) ? L’aventurier et meneur de « l’insurrection situationniste » se voulait à la fois théoricien et praticien de « la révolution » permanente. Et ce, par la tentation d’une oeuvre se voulant la négation même de l’idée d’oeuvre… Pour tenter d’éclairer ce qu’il fut dans son siècle, les éditions de l’échappée publient ses fiches de lecture conservées dans le fonds Guy Debord au département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale de France.

Le 30 novembre 1994, Guy Debord met fin, d’un coup de fusil dans le coeur, à son aventure  indécise d’homme libre refusant de se commettre avec la « société du spectacle ». Ainsi s’achevait aussi sa légende personnelle de stratège de l’insurrection permanente, avec ses faits d’armes comme ses défaites et ses fulgurances volontiers rimbaldiennes.

Un fil conducteur se détache pour l’ensemble de son oeuvre, selon ses fiches de lecture réunies par Laurence Le Bras, conservatrice au département des Manuscrits de la BnF. Elles renvoient à « la notion centrale de lutte autour de la possession et de l’usage du temps historique ». Une lutte pour laquelle Debord envisage « toutes les formes de pouvoir constitué et, parallèlement, toutes les formes de projet révolutionnaire dans l’histoire ». Ce héraut de la sédition permanente a donné à la notion de « spectacle » sa formulation philosophique et critique proprement « révolutionnaire » annonçant les « événements » insurrectionnels de  « Mai-68 ». L’incipit de La Société du spectacle (1967) entre en résonance avec l’ouverture du Capital de Marx : « Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. »

Sa notion de spectacle renvoie à la « société spectaculaire », c’est-à-dire à la main mise du « capitalisme » sur la vie : le spectacle aliéne les humains, transforme leur « être » en « avoir » puis dégrade « l’avoir » en « paraître » – il est tout ce n’est pas vécu : « Dans le spectacle, tout est marchandise et toute vie singulière est niée dès lors que toute manifestation du vivant se voit quantifiée et mesurée ». Spectateurs ingénus, resaisissez-vous…

La Fronde ou « le jeu avec le feu »

Celui qui avait rageusement entrenu au plus haut la flamme d’un désir de révolte permanent contre cette « dictature spectaculaire » a longuement analysé la Fronde. Il considérait, dans sa fiche de lecture consacrée au livre de l’historien Karl August Wittfogel (1896-1988),  Le Despotisme oriental, que l’âge féodal médiéval était la période « où la société a été plus forte que l’Etat ». En l’occurence, la société féodale contre l’embryon d’Etat monarchique que les rois de France ont graduellement mis en place…

Debord avait analysé dans leur contexte villes-campagnes les soulèvements de la Fronde (1648-1653). Ce mouvement, d’abord parlementaire puis aristocratique, s’opposait au renforcement de l’autorité royale menaçant les privilèges. Ses meneurs avaient  déclenché une guerre civile contre Mazarin (1601-1661), pendant la période de régence d’Anne d’Autriche (1601-1666) et de minorité de Louis XIV (1638-1715), alors que le royaume de France était en guerre contre l’Espagne. Cette montée de l’absolutisme monarchique avait commencé avec Henri IV (1554-1610) et s’était poursuivie sous Richelieu (1585-1642). La mort de ce dernier, suivie de celle de Louis XIII (1601-1643), donne le coup d’envoi des hostilités – et de féroces « mazarinades »…

Guy Debord se base sur les recherches de l’historien soviétique Boris Porchnev (1905-1972) caractérisant la Fronde comme une « révolte bourgeoise manquée, comparable à celle qui se déroulait, en même temps, en Angleterre ».

Le stratège estime que « la réalité du pouvoir féodal en France a été brisée par l’Etat monarchique (Louis XI) au Xve siècle ». Il précise que « la bourgeoisie qui gagnait en pouvoir dans cet Etat, s’en est mieux accommodée, au détriment de son propre Etat, que la noblesse féodale, qui y perdait ». Il voit la bourgeoisie comme  « soutien de la monarchie absolue contre la noblesse ».

En postface, Daniel Vassaux rappelle : « L’Etat absolutiste est déjà un Etat moderne, mais encore inabouti car son développement est gêné par la noblesse. Les féodaux, dont le pouvoir réel est déjà « brisé » au Xve siècle, voient leurs prérogatives, toujours visibles et affirmées en apparence, se dégrader au fur et à mesure de l’absolutisme. Si cet Etat n’est pas encore bourgeois, car seule une révolution bourgeoise accomplie permettrait à la bourgeoisie de s’emparer complètement du pouvoir, il favorise cette classe ascendante qui n’entrave en rien son développement, au contraire, elle l’accompagne. »

Ainsi, pendant la Fronde, les féodaux ont lutté contre le roi qui allait « monopoliser » non le rôle économique mais la « possession privée de l’histoire ».

Debord distingue deux formes de temps, le temps cyclique et le temps irréversible : « Le premier est marqué par le retour périodique du même, il a pour base le cycle naturel agricole et correspond au temps général observé dans la plupart des sociétés anciennes et qu’exprime la pensée  mythique. Il n’encourage pas l’action historique dans la mesure où l’homme ne fait que répéter comme un acteur une pièce jouée d’avance qui revient au même point. Le second traduit une conscience déjà historique du changement et de la mort où les événements de la vie ne se répètent pas, ils sont uniques et passagers, ce qui incite l’homme à agir – dès lors qu’il prend conscience que ses actions sont mémorables et participent d’une histoire qui a un sens – et donc à faire l’histoire. Ce temps irréversible et cette conscience historique n’apparaissent que chez les maîtres des sociétés anciennes. Cette appropriation de l’histoire est leur privilège tandis que l’immense majorité de la population (liée à la production agraire) demeure soumise à son temps cyclique et se trouve exclue de l’histoire. »

Ainsi, il n’était pas question, pour un « Etat moderne », de tolérer la moindre « possession particulière ou privée de l’histoire et du temps irréversible ». En l’occurence, celle des féodaux jouissant encore de la « possession et du privilège d’assumer une vie historique propre et, partant, de faire l’histoire »… Les féodaux, en « jouant avec le feu », ne savaient pas où ça les mènerait…

Pour Debord, la bourgeoisie serait la « seule classe révolutionnaire victorieuse de l’histoire » qui a imposé à la société entière un « temps historique irréversible ». Désormais, « l’histoire est sommée de se confondre avec une histoire irréversible générale, celle de la marchandise et de la production de la valeur qui sont au coeur du capitalisme, niant la possibilité de toute vie historique singulière. La bourgeoisie est une classe qui ne reconnaît aucune fidélité, changeant sans cesse les conditions d’existence en fonction des « nécessités » d’une histoire de la production marchande. C’est aussi la première classe dominante qui ne reconnaît comme valeur ou principe que le travail, longtemps méprisé des classes dominantes, et auquel tous doivent être soumis. L’Etat moderne, absolutiste puis bourgeois, lui a ouvert la voie et l’a accompagnée durant tout ce processus en réduisant dans la mesure du possible les populations « improductives » résiduelles. »

Certes, la « dictature spectaculaire » suscite des réactions de ceux qui ont conscience de « l’expropriation violente de leur temps » et entendent ne plus « être étrangers à l’histoire »… Debord désigne par là « le prolétariat » se découvrant « n’être en rien le maître de son travail, de sa vie, de son histoire » et se trouvant « seul prétendant à la vie historique »… Mais ce prolétariat en a-t-il jamais eu ou pris… le temps de cette réappropriation ?

Que penserait Debord de notre époque où les petits marquis des élégances du tout-culturel et autres éditocrates en vogue prétendent « déconstruire » leurs semblables comme on détruirait à la masse de vieilles demeures sous prétexte qu’elles auraient « fait leur temps » ? Le stratège Debord avait été témoin de temps troublés et avait pris sa part de ces troubles pour constater une gigantesque accumulation de « constructions » et de « déconstructions » vouées à leur extrême volatilité. Mais l’Occident, comme sa monnaie, ont-ils jamais été ancrés dans la moindre réalité soutenable ?

Paru dans Les Affiches d’Alsace et de Lorraine

La Librairie de Guy Debord, Histoire, éditions de l’échappée, 600 pages, 24 euros

La « mondialisation » jusqu’alors triomphante aurait-elle heurté les limites du réel ? Le temps de la « démondialisation » serait-il arrivé ? L’économiste Guillaume Vuillemey invite à  penser cette dernière comme « l’affirmation positive de biens communs qu’il s’agit de défendre politiquement sur chaque territoire ».

La « souveraineté » nationale s’applique-t-elle encore aux réalités du XXIe siècle ? L’étatisme de certains gouvernements ne serait-il que le paravent de leur impuissance à assurer un « intérêt général »  introuvable depuis le déferlement des grandes eaux de la « mondialisation »?

Professeur de finance à HEC Paris, Guillaume Vuillemey rappelle que le fait dominant de celle-ci n’est pas « l’allongement de la distance dans les échanges mais la mise en concurrence des pays et, in fine, la possibilité de s’abstraire presque complètement de toute contribution aux biens communs ».

Telle est sa part certes occultée, mais manifestement de plus en plus perçue par des populations confrontées aux pénuries annoncées : « l’abondance de biens privés, doublée d’une raréfaction des biens communs »…

Pour le professeur de finance de HEC Paris, la dite « mondialisation » est « le produit d’un dédoublement du monde ». Ainsi,  « en marge des institutions classiques, où les dimensions individuelle et communautaire de la vie humaine étaient toujours articulées l’une à l’autre, a émergé un monde où les seuls intérêts individuels ont pu prévaloir, sans considération pour les intérêts collectifs ».

Le fait central : la déterritorialisation des échanges

Avant l’ouverture des mers consécutives aux « grandes découvertes » des Xve et XVIe siècle, les échanges étaient liés au monde terrestre : « voyager, pour un bien ou un marchand, c’était traverser une série d’ordres politiques territorialisés qui tous imposaient leur droit, leurs redevances, leurs contraintes, et faisaient ainsi prévaloir une conception du bien commun ».

Avec le coup d’envoi de la première « mondialisation » en 1492, la mer est  proclamée « libre », c’est-à-dire échappant à la souveraineté de tout Etat. Désormais, il devient possible de « joindre virtuellement n’importe quels points sur la planète sans avoir à traverser d’ordres politiques intermédiaires ». La haute mer permet, « en marge du monde des Etats territorialisés, la naissance d’un nouveau monde, fondé sur le contournement de l’ancien droit terrestre »…

Guillaume Vuillemey voit là « le basculement d’un monde dominé par l’élément terrestre vers un autre dominé par l’élément maritime ». Est-ce à dire que les habitants des terres fermes se voient appliquer à leur insu le droit commercial maritime ? Voire l’antique droit phénicien ? La loi de la mer l’emporterait-elle sur celle de la terre ?

La présumée « liberté des mers » ancre-t-elle la « déterritorialisation dans le droit » pour de vrai ? Offre-t-elle aux échanges commerciaux un « espace de liberté virtuellement sans interférences politiques » ? Manifestement, elle « altére la capacité des ordres politiques établis à poursuivre des intérêts collectifs »…

Toutes les grandes vagues de « mondialisation » jusqu’à aujourd’hui auraient-elles été des périodes de liquidation où une « logique maritime » aurait pris le pas sur une « logique terrestre » ?

Ainsi perdure ce clivage entre deux types d’acteurs : « ceux qui restent du monde terrestre, d’une communauté politique particulière au sein de laquelle ils aspirent à un certain bien commun, et ceux qui sont du monde liquide, sans lieu, de la mondialisation soit des acteurs « mobiles » et « immobiles ». Les hommes des bateaux contre ceux des terres ou des arbres ?

Bien évidemment, « la hausse conjointe de la charge fiscale imposée aux immobiles et la dégradation des services publics locaux correspondent au processus qui accompagne beaucoup de pays européens » depuis quatre décennies. Nul doute que « la déterritorialisation des contribuables aisés leur permet d’échapper en partie au financement des infrastructures publiques dont ils bénéficient néanmoins ». Ce comportement peut-il durer indéfiniment ? Assurément, tant qu’une « masse suffisante de contribuables reste localement immobile de sorte que les services publics puissent continuer à être financés »…

La création, à partir du XVIe siècle, des Compagnies des Indes inaugure une « nouvelle forme juridique appelée à une postérité considérable : la société anonyme ». Celle-ci permet la « maximisation de gains privés, potentiellement dommageable pour les intérêts collectifs ». Par définition, cette « personne morale » place les intérêts de ses actionnaires avant le bien-être de la communauté et ne s’intéresse qu’à leurs bénéfices à court terme, tout en s’assurant que le public paie ses coûts externes. L’apparente prospérité de ces sociétés maintient toute vélléité de « civilisation » dans les basses eaux de rapports de domination et de profit à tout prix. Les coûts cachés de cette internationale du profit qui multiplie ses comptoirs se soldent notamment par un « renoncement à poursuivre des fins collectives dans un nombre important de domaines »…

Contrairement aux personnes physiques imposables dans leur pays, les multinationales peuvent « arbitrer à l’échelle mondiale entre une multitude d’environnements juridiques, réglementaires et fiscaux ». Et le jeu des pavillons de complaisance permet d’opter pour l’environnement le plus avantageux…

Guillaume Villemey propose de « faire en sorte qu’il ne soit plus possible de poursuivre des intérêts commerciaux privés sans aucune considération pour le bien commun ». Comment ? Par l’exercice d’une « souveraineté fondée sur un protectionnisme social et environnemental ». Un beau thème de tribune…

On peut toujours considérer que « le monde bouge » sous l’influence des idées ou la contrainte des faits. Alors que le mode de consommation imposé par le « progrès » fait place à une « sobriété » imposée, le « génie technicien » s’avère incapable d’ajouter une once d’or, une goutte de pétrole ou un watt d’énergie « propre » à la qualité de vie humaine – des hommes des bateaux aux « cybercitoyens »… Ces derniers ne connaissent que « les réseaux » comme seul et unique « lieu commun » de leur e-monde irrigué par un gigantesque mais fragile câblage sous-marin…

Et s’il suffisait d’en finir avec la captation des richesses collectives pour redistribuer les possibles? Mais, alors que « le social » s’est fait digital sans frontières, quel génie politique libéré de la bouteille cybernétique manifestera-t-il cette évidence contre le prétendu « réalisme » d’un « impératif technologique » réfractaire à tout retour aux finalités humaines de l’économie et de la « civilisation »?

Paru dans Les Affiches d’Alsace et de Lorraine

Guillaume Villemey, Le Temps de la démondialisation, Seuil, collection « la république des idées », 112 pages, 11, 80 euros

Frédéric Andreu a fait allégeance à la poésie. Il nous écrit comme d’une terrasse ouverte sur le vaste monde, au fil de ses vélodyssées, de ses périples et de saisons de lectures qui font leur nid au creux d’offrandes-livres poursuivies jusqu’à l’au-delà du livre…

Comme Phylos (1), Frédéric Andreu vit sur deux planètes. D’abord, sur celle échue au commun des mortels sans lendemain dont il traverse les barreaux, les sommations, les simulacres, les systèmes de fraude ou d’exploitation et les communautés d’illusions en flâneur toujours entre deux rives – ou en franc-tireur déterminé. Et sur une planète Livre sans murs répondant aux tumultes de la première, dont il savoure la rosée délicate en voie d’évaporation. Seul le poète sait la perle de rosée habitable…

Sa traversée des temps de basses eaux et des planètes, il l’effectue le plus souvent en vélo, jusqu’aux brumes de Groningue ou à Mourmansk – comme le poème, la petite reine permet d’aller plus vite et  plus loin, de tracer un chemin ou de  soulever un ciel, de rapprocher des horizons, de déplacer des monts comme on déplace les lignes…

Né à Villeurbanne, en banlieue de Lyon, il vit un attachement tant organique que familial à l’Alsace : « Je découvre ses paysages inspirants à la faveur du mariage d’une cousine lyonnaise. C’est ce que j’appelle un moment de rencontre avec la clarté germanique d’une région où je décide de m’installer en 2010 après bien des visites réitérées à la famille. »

Sans doute se souvient-il des vers d’Ausone de Bordeaux (Ive siècle) : « Quelle route poursuivre vivant si en chemin le souci intérieur nous suit ? »

Ses attaches alsaciennes s’accommodent de semelles de vent qui l’emmènent aux confins, de plateaux vosgiens en salons du livre hexagonaux et cités improbables sur toute l’étendue du continent eurasiatique. Histoire de mieux nous donner de ses nouvelles, toujours tendu dans l’obstination d’écrire entre deux mises à l’épreuve – toujours au seuil d’une grisante page d’écriture et d’éternité à tourner…

Quand le livre fait signe…

Les voix qui lisent en nous éclatent parfois de bonne heure – comme elles nous éclairent quand l’univers entre dans un livre : « Avant même de savoir lire, j’ai vu un livre omniprésent dans la maison familiale et partout ailleurs : La Billebaude de Henri Vincenot. Sur la quatrième de couverture, il y avait le portrait de ce vieux monsieur en habit bourgignon. Ainsi, l’objet livre est arrivé à moi par son entremise…  Mais, depuis, je n’ai toujours pas trouvé ou pris le temps de lire ce livre qui m’avait fait signe…»

 Son entrée dans la vie des lettres se poursuit par une seconde étape : « En juin 93, j’ai été saisi par un poème dit par Marcel Béalu sur les ondes de France Culture. Bealu était chapelier et avait crée une maison d’édition baptisée Le Pont traversé. Sa fille Agnès tenait la librairie parisienne du même nom… Ce poète rare qui avait peu publié avait créé en moi le désir d’écrire, qui m’avait tenaillé tout l’été. Alors, je m’y suis mis… »

 L’année suivante, la troisième étape se présente sur les escaliers de l’université de Lyon : «  J’étais assis sur le parvis en train de relire mes brouillons. C’est alors qu’un groupe de jeunes gens m’aborde et se met à les lire sans m’en demander l’autorisation… Une jeune fille me propose d’en faire des photocopies. Elle les a envoyés à la Maison de Poésie, alors située rue Ballu à Paris et dirigée par Jacques Charpentreau, un poète pour la jeunesse bien connu… Un peu plus tard, je reçois un courrier de cet institut, accompagné d’une invitation à me rendre à Paris. Tout cela a rimé avec ma « première fois » à Paris et avec mon premier métro. Dans le wagon, je remarque à l’autre bout une phrase sur une affiche. Elle disait : « la vie sans vers », ce qui est plutôt cocasse pour ma première visite à la capitale comme poète tout juste reconnu. Je m’approche. C’était une publicité pour le vermifuge Bio Canina… »

Après une cérémonie en Maison de Poésie, les lauréats se voient proposer une publication collective sous le titre Les Poètes de l’an deux mille, sous-titrée « 140 poèmes inédits de 70 poètes » chez Hachette jeunesse : « Ainsi, j’étais sorti de l’anonymat total sans avoir rien demandé et j’ai accepté l’invitation encourageante à suivre une voie étroite… »

C’était là son cadeau de bienvenue pour le franchissement de la ligne de seuil en poésie – un peu de joie et un élan pour la vie : « Je l’ai pris comme une clé tendue par le destin… »

Bien plus tard, une quatrième étape vient en son heure lorsqu’il fait connaissance avec « Radio Courtoisie », une radio associative créé par Jean Ferré, un ancien journaliste du Figaro : « Pendant vingt ans,  j’ai écouté Pascal Payen-Appenzeller qui produit la seule émission consacrée uniquement à la poésie, la plus écoutée aussi. Un jour je lui envoie mon recueil, Droit d’hauteur, sous-titré « un légendaire poétique pour des temps sombres et mécaniques ». C’est ce mixte entre proses poétiques et poésie classique qui m’a valu d’être invité à son émission en 2022… »

Cette chose sans gain, « écrire »…

Frédéric Andreu poursuit une maitrise de philosophie à l’université de Lyon, sanctionnée par un mémoire sur les Trésors d’église à Concques, tout en travaillant au musée d’archéologie de Vienne (Rhône). Puis il enchaîne diverses expériences – dont la « gestion » d’un accueil de montagne pour cyclistes tutoyant les cimes, toujours à la poursuite de cette chose sans importance, sans gain ni vanité, mais si écrasante : « écrire »… Mais à combien de vies possibles ou de conforts illusoires faut-il renoncer pour simplement « écrire » ou jeter par brassées ce qui est raconté partout, déjà – et faire advenir le miracle du livre, serait-ce à la face de qui ne sait plus lire ou dire quand penser est tenu pour « se prendre la tête »?

Rendu à la très haute solitude de la chambre d’écriture, il crée une structure pour s’auto-éditer, baptisée « Alcudia »  et se donnant pour raison d’être « le reboisement de l’imaginaire ». En  2010, il publie à cette enseigne le premier de ses livres, L’Art s’envisage – une réflexion sur la disparition du visage… Une douzaine de titres suivent dont Vélodyssée en terres nordiques – un journal de voyage paru en 2018.

En 2020, il publie son Voyage au bout de Céline, sur la base du témoignage d’un vieux Danois qui avait rencontré l’écrivain français Louis-Ferdinand Céline (1894-1961) en 1948, à sa sortie de prison : « L’avocat danois de Céline avait refusé de le renvoyer en France où il risquait de subir encore les foudres de l’épuration pour ses pamphlets antisémites. Alors, il le loge, avec son épouse Lucette, dans une maison de campagne près de la Mer du Nord. Au cours d’une équipée cycliste qui m’avait mené au Danemark,  j’ai eu une discussion avec un monsieur aux cheveux blancs. C’était le fils du menuisier qui venait réparer les huisseries de la maison de campagne  où Céline était hébergé. Il accompagnait souvent son père pour l’aider comme « petite main ». Une amitié est née entre le farouche écrivain devenu misanthrope et ce gamin qui avait huit ans et dont j’ai recueilli le témoignage d’homme plus que mûr… »

Pour conjurer l’inachèvement désespéré de toute vie, il poursuit la sienne dans l’obstination des lettres qui ne veulent pas mourir – dans celle de creuser son sillon poétique : « La poésie donne pouvoir sur rien, mais souveraineté sur tout. Elle crée ce détachement envers les possessions matérielles et permet de rompre avec le matérialisme pratique. Comment peut-on se contenter  d’une vie limitée à ses possessions, dans l’indifférence au divin ?  C’est l’horizon bas de notre époque. La poésie fait changer d’octave, elle est changement d’octave et permet de passer du mono au stéréo. Ce qui manque dans nos vies, c’est la dimension de la résonance. Une résonance poétique précède un raisonnement juste : pour raisonner sûr, il faut résonner avec… »

Ecrire, tracer des signes noirs sur le blanc des pages, serait-ce là son bien le plus précieux dans ce théâtre dont les ombres se dissolvent dans le rien ? Un jour, quelqu’un est passé comme on écarte ce rideau d’ombres. Cela aura fait juste le froissement d’une page tournée et un peu de lumière dans une chambre avant la grande nuit tombée sur le monde…

Paru dans Les Affiches d’Alsace et de Lorraine

Frédéric Andreu, Les brumes de Groningue, éditions Les Impliqués, 2022

https://www.lulu.com/fr/spotlight/fredericandreu

  1. Phylos, J’ai vécu sur deux planètes, éditions Leymarie, 1948