Une jeune révoltée d’autrefois, Rirette Maîtrejean (1887-1968), s’est arrachée à sa condition pour devenir l’une des chevilles ouvrières du mouvement anarchiste.
« Plutôt l’amour sans le mariage que le mariage sans l’amour » trépigne la petite Rirette à tout juste seize ans. En ce printemps 1903, elle venait de perdre à la fois son père Martin, un vaillant entrepreneur de maçonnerie emporté par une entérite et son grand-père Léonard, inscrit comme chiffonnier sur les registres de l’hôpital de Tulle.
Voilà ses projets d’études à l’Ecole normale bien compromis. Elle rêvait juste de devenir institutrice… Et voilà Jeanne, sa désormais veuve de mère, une fille de cultivateurs âpres au travail sur une terre où le roc affleure, qui insiste pour la marier… Histoire de lui assurer un semblant de subsistance en cette époque qui n’était belle que pour les biens-nés emportés au trot de leurs beaux équipages hippomobiles.
Pour la petite brune bouclée au visage rond et volontaire, les partis se bousculent au portillon mais elle se cabre : contracter mariage dans ces conditions, ne serait-ce pas s’adonner à la plus hypocrite des prostitutions ?
Pas question de laisser à quiconque le droit de décider de sa jeune vie. La petite, née Jeanne Estorges, a adopté le diminutif de son deuxième prénom. Elle décide de changer cette aride réalité corrézienne en une autre, bien plus aventureuse et tintante, sur les pavés de la Ville-lumière. Elle a eu son enfer, elle aura son paradis ! Un matin d’hiver 1904, elle monte dans un train pour Paris. Elle avait tant rêvé de la capitale, celle-ci est tellement plus vraie dans sa tête emplie de lectures que son désolant coin de campagne… Elle ne serait ni ouvrière ni épouse de cultivateur, elle avait bien trop d’éducation pour ça !
Paris s’enivre d’absinthe, d’Art nouveau et de fêtes cruelles, mais Paris lui donne sa chance – à commencer par celle de poursuivre son interruption interrompue et d’élargir ses connaissances. Rirette découvre les universités populaires qui permettent aux humbles de recevoir l’enseignement d’intellectuels éminents et suit le soir les cours d’études sociales à la Sorbonne. Comme nombre de jeunes filles de son âge qui refusent « le sort que la société leur réserve, entre mariage et exploitation », elle fréquente les Causeries populaires et rencontre l’ouvrier sellier Louis Maîtrejean. Elle l’épouse en septembre 1906 et lui donne deux filles, Chinette et Maud – « aimer hors des cadres convenus » n’assure pas nécessairement de techniques contraceptives infaillibles…
Amours libres et libres pensées
Leur milieu prône la liberté sexuelle et la camaraderie amoureuse. Rirette s’éprend de Maurice Vandamme (1886-1974), un étudiant en médecine « amour-librettiste » et conférencier apprécié qui signe « Mauricius » des chroniques dans l’hebdomadaire l’anarchie (avec un « a » minuscule) fondé en avril 1905 par Anna Mahé et l’autodidacte Libertad (1875-1908). Elle quitte son mari au printemps 1908 pour vivre la belle aventure avec Mauricius avec qui elle partage un pavillon au bord de la Seine, à Champrosay, ainsi que la direction du journal.
Dans ce paradis pour peintres (Delacroix y avait son atelier), elle se retrouve plongée au coeur d’un des plus sanglants conflits sociaux de la Belle Epoque, avec la grève des ouvriers des sablières de Vigneux-Draveil.
Retournés à Paris, les amants donnnent des conférences itinérantes. Grâce à celles-ci,Rirette rencontre un jeune Russe, Victor Kibaltchiche, qui allait devenir célèbre sous le nom de Victor Serge (1890-1947). Elle assure avec lui, à partir de juillet 1911, la direction de l’anarchie transférée à Romainville.
Si les anarchistes méprisent « l’argent », celui-ci n’en constitue pas moins un problème pour qui veut vivre libre, sans entraves… Inquiétée à cause des crimes motorisés de la « bande à Bonnot » que Victor avait soutenus dans l’anarchie, Rirette se retrouve en préventive à Saint-Lazare pour deux Browning provenant du hold-up d’une armurerie, retrouvés chez elle lors d’une perquisition le 31 janvier 1912… Acquittée au bout d’un an, elle voit ses « souvenirs » (remaniés par un journaliste…) publiés en août 1913 sous forme de feuilleton estival dans Le Matin… Ce qui lui vaut de durables inimitiés dans le milieu anarchiste…
Elle ne renie rien de ses principes et travaille comme dactylographe et correctrice chez l’imprimeur Issac Rirachowsky puis à Paris soir. Après la révolution d’Octobre, Victor retourne en Russie et Rirette adhère au Syndicat des correcteurs, où les anarchistes sont bien représentés.
Sa fille Maud, devenue couturière, épouse en 1932 un photographe espagnol, José Aulestia et Chinette, secrétaire chez la couturière Elsa Schiaparelli, épouse un photographe français, Raymond Ubel. Rirette s’installe au Pré-Saint-Gervais, dans les HBM de la Seine, l’une des premières cités-jardins de la banlieue parisienne. Correctrice à Libération, journal créé durant l’Occupation, elle sympathise avec le jeune Albert Camus. En pleine Guerre froide, elle a la douleur d’apprendre la mort, survenue le 17 novembre 1947, de son camarade de lutte Victor Serge durant son exil mexicain – il y avait fui la terreur stalinienne et la persécution du Guépéou…
Jusqu’à la fin de sa vie vouée à la circulation des idées, elle poursuit son travail de correctrice. La cécité la gagne et elle s’éteint le 14 juin 1968 à l’hospice de Limeil-Brévannes – elle avait maintenu sa flamme indomptée juste pour entendre ses idéaux de jeunesse tenir enfin le « haut du pavé » dans les clameurs de la rue…
Depuis ses seize ans, elle refusait de se meurtrir davantage aux arêtes de ce qu’une « réalité » établie par d’autres peut avoir d’offensant et d’attentatoire à la dignité humaine. Sa réalité à elle refusait de baisser la tête et les bras, de courber l’échine et de se fondre dans « la vie piétinante de la multitude » – la seule que leur réservait une société « si dure aux femmes et aux pauvres ».
Son feu ne s’est pas éteint sous les cendres de tous les avenirs volés, à l’heure du précariat généralisé où une humanité « diminuée » découvre cette vérité énoncée par son contemporain parfait, l’écrivain communiste Louis Guilloux (1899-1980) : « La vérité, ce n’est pas qu’on meurt : c’est qu’on meurt volé ».
Anne Steiner, Les En-dehors – anarchistes individualistes et illégalistes à la « Belle Epoque », L’Echappée, 248 p., 19 €
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