Organisateur du RetroRencard, le rendez-vous mensuel des voitures de collection de Strasbourg, Fabrice Reithofer tient l’automobile comme un bel objet éminemment culturel, encore fort loin de la voie de garage où certains aimeraient la reléguer… Son leitmotiv : « continuer à faire rouler les voitures d’hier sur les routes de demain »…
En quelques décennies, au sortir de la Grande Guerre, une espèce nouvelle d’humains a fait son apparition : l’homo automobilistus. La famille Reithofer a toujours été aux premières loges pour assister à sa naissance – et à son avènement, quand les belles autos commençaient à crever l’écran… Justement, l’automobile, c’est une histoire de familles – celle de Fabrice Reithofer a côtoyé de très près les dynasties prestigieuses qui ont écrit les grandes heures d’une Alsace automobile qui avait alors autant de talent que d’intelligence à revendre…
De l’intelligence de la main aux carrosses des dieux
Son arrière grand-père était sabreur et s’en était venu autour de l’an de grâce 1850 travailler à la manufacture d’armes blanches de Klingenthal : « Il était né à Maribor, dans l’ancien empire austro-hongrois » précise Fabrice en égrenant le chapelet de ses ascendances – tout en tirant le fil d’or d’une histoire européenne bien convulsive marquée par deux « révolutions industrielles », c’est-à-dire deux grands « tours de roue » selon l’étymologie.
Son grand-père Hubert était l’un des derniers survivants du Struthof, à la fin de la Seconde Guerre mondiale : « Dégoûté par les armes et recyclé dans l’outillage, il a été le dernier ouvrier de France à avoir encore fait les faux chez Couleaux, à Molsheim… ».
Son autre grand-père Charles était entre autres ouvrier mécanicien aux usines Mathis – alors le quatrième constructeur automobile français : « Il travaillait sur les ponts arrière. Entre les deux guerres, l’usine comptait 20 000 ouvriers. Ma grand-mère donnait des coups de main à l’hôtel Heim de Molsheim où descendaient les clients Bugatti pendant qu’on assurait l’entretien de leur carrosse. Mon père Hubert a baigné dans l’auto malgré lui à Molsheim, il se souvient des hôtes prestigieux entrevus chez Bugatti. Il lui en est resté quelque chose puisqu’il a été l’un des membres fondateurs, en 1979, des Enthousiastes Bugatti. S’il est devenu cuisinier, il collectionne aussi depuis les années 80 de belles voitures anglaises. Il a suivi une formation continue de langue pour acheter des pièces détachées et j’ai eu la chance de voyager avec lui dans le monde entier. Il a appris la restauration automobile sur le tas. Dès mon plus jeune âge, j’ai participé aux premières sorties de voitures anciennes et je l’ai assisté dans leur restauration. ».
Son père Hubert lui avait transfusé le goût du travail manuel bien fait et de la chose automobile. Tout naturellement, Fabrice accomplit l’alliance aussi heureuse que précoce des deux : à l’âge de treize ans, il s’offre une 4 CV Renault vert pâle millésimée 1959, entrevue dans la cour d’un voisin– et aussitôt convoitée… L’affaire se conclut pour 500 francs, grâce au coup de pouce déterminant du grand-père Charles : « Au lieu d’acheter une mobylette comme tous les jeunes de mon âge, j’ai opté pour ce modèle qui symbolisait la démocratisation de l’automobile après la dernière guerre. Le plan, c’était de la restaurer et de la bichonner jusqu’à mes dix-huit ans : j’ai toujours préféré les quatre roues aux deux roues. ».
Alors que le collégien prend possession de son achat, il a la grande surprise de ne pas trouver le moteur, ni à l’avant, ni à l’arrière ! Or, une voiture, foi de Reithofer, c’est d’abord un moteur emballé dans une carrosserie… En fait, il avait été démonté et benoîtement déposé sur la banquette arrière… C’était le bon vieux temps, quand les emballages n’avaient pas encore la fâcheuse tendance à se ressembler tous – et où les moteurs n’étaient pas les mêmes… En ce temps-là, la petite 4 CV incarnait la voiture pour tous, la motorisation heureuse de masse et conduisait les familles sur la route des vacances – Charles Trenet chantait alors la mythique « Nationale 7 », toujours pas effacée de nos mémoires…
Le jeune Fabrice commence là un puzzle fort prenant et pour le moins formateur : « C’était une auto facile à restaurer, les pièces détachées étaient disponibles. Après les heures de classe, je me suis attelé à la tâche, ça allait de la sellerie à la carrosserie et au moteur à faire tourner rond… ».
L’affaire rondement menée le conduit jusqu’à sa majorité, à l’obtention du permis de conduire, du CAP de mécanicien et du brevet de compagnon… A cet effet, il demande conseil au maître carrossier Hubert Haberbusch, la référence absolue dans le domaine enchanté de ces vieilles machines à rêver : « J’allais voir tous ses projets de restauration à Bischwiller, dans les locaux de l’ancienne usine textile qu’il occupait… ».
Lors d’une bourse d’échange, il trouve une Revue technique automobile et apprend qu’il est un petit chanceux – à sa façon, il avait misé sur la bonne plaque : « Ma 4CV, l’une des toutes dernières à avoir été fabriquée, possédait un chauffage de type Sofica, que n’avaient pas les modèles précédents ! ».
Au berceau de la révolution industrielle
La roue de la fortune n’allait pas s’arrêter de tourner en si bon chemin : « Pendant mon service militaire, j’ai été le chauffeur en second du capitaine à Landau et j’ai eu le temps de sillonner les routes d’Allemagne au volant de toutes sortes de véhicules : Citroën Méhari, Berliet, Peugeot 404 pick up ou P4 – sans oublier la Peugeot 305 gris souris du capitaine… Puis j’ai voulu aller plus loin que la mécanique générale. J’en suis venu tout naturellement à une approche professionnelle de la restauration qui est davantage dans la compréhension et le respect d’une intégrité que dans le remplacement pur et simple d’une pièce… ».
Ce rite de passage, accompli à treize ans, lui a ouvert une voie initiatique et royale vers le Graal des belles mécaniques et vers les joyaux de la belle carrosserie : il décide d’aller apprendre la restauration de véhicules d’exception au berceau du machinisme et de la révolution industrielle, en Grande Bretagne – là où l’avaient précédé deux autres passionnés d’automobilisme, le journaliste Pierre Souvestre (1874-1914), plus connu comme le père de Fantômas, et l’industriel Emile Mathis (1880-1956) .
En janvier 1988, il part pour Birmingham au volant de la 404 cabriolet qu’il venait d’acquérir: « J’y avais juste assez de place pour caser l’essentiel de mes affaires dont ma boîte à outils… J’avais procédé à une réfection des planchers pour être sûr de ne rien perdre en route. L’idée, c’était d’acquérir là-bas une vieille Rolls Royce Silver Cloud et de la ramener restaurée…».
Pendant trois ans et demi, il travaille chez AB Price, près de Birmingham – une entreprise florissante créée en 1945 et qui emploie alors 50 ouvriers : « Ce qui m’a tout de suite frappé, c’était le cimetière de voitures. Plus on avançait dans le temps, plus les voitures s’enfonçaient dans le sol, comme si elles avaient pris racine dans la végétation … Les plus anciennes étaient utilisées comme banques de pièces de rechange. Bien sûr, il y avait là des Silver Cloud et des Silver Shadow. J’ai jeté mon dévolu sur une Silver Cloud II de 1961 qui m’a coûté deux ans de travail… Puis je me suis attachée à une seconde, un modèle de 1963, qui était roulante et que j’ai ramenée…».
A son retour, il crée en 1992 Lingo Limousine, une société dédiée à la location de véhicules de prestige avec chauffeur : « Au hasard de mes échanges avec les clients, j’ai été amené à travailler en sous traitance pour le Conseil de l’Europe et je me suis retrouvé attaché à la présidence de différents pays. J’ai sympathisé tout particulièrement avec le représentant de l’Irlande qui m’a chargé de mettre en place sa mission diplomatique à Strasbourg. C’est ainsi qu’en octobre 1998 je me suis retrouvé à la tâche au service de l’Irlande comme factotum : ça a commencé par la recherche d’une résidence, finalement dénichée rue Schubert, et je suis devenu salarié du jour au lendemain, en me partageant entre les fonctions d’employé de bureau et de chauffeur… Depuis, je m’occupe des affaires courantes, c’est-à-dire de tout ce qui peut se passer dans une mission diplomatique. Il me reste deux jours de congés par semaine pour entretenir mon parc automobile et m’occuper de location de véhicules anciens pour les mariages. Cette activité annexe me permet de partager le plaisir tout en payant l’assurance et l’entretien de mes vieilles dames sur roues…».
Oldies but goldies…
Fabrice Reithofer possède une collection d’une douzaine de véhicules anciens, dont le spectre embrasse toute l’histoire automobile, de la carrosserie d’inspiration hippomobile des commencements héroïques à la berline aérodynamique. Sa pièce de collection la plus ancienne est une rutilante américaine, un roadster Roamer de 1916, et sa plus récente une Mini Cooper S de 1971 qui marquait la fin de la période des rallyes à Monte Carlo – sans oublier un rutilant roadster Bugatti : « Plus j’avance dans le temps, plus je m’attache aux années 20. En ce moment, mon père prépare un ancêtre pour la course de Londres-Brighton, une Clément-Panhard de 1898. C’est un véritable plaisir de retrouver le temps de pouvoir circuler à 25 km/h et de vivre pleinement ces heures de trajet … Cela suppose un esprit d’équipe et une bonne organisation : nous devons voyager à quatre, afin que les autres puissent pousser le véhicule, le cas échéant, lors des côtes particulièrement difficiles… ».
En 2002, il crée RétroRencard, le rendez-vous qui réunit jusqu’à 400 véhicules de collection de la région strasbourgeoise le premier dimanche du mois : « C’est le plus gros rendez-vous de France. L’idée m’en est venue après une balade entre amis sur la Route des Vins. Nous sommes passé de cinq à dix véhicules de collection et je me suis dit que ce mouvement existe déjà à Paris et Vincennes. Pourquoi pas le décliner aussi en Alsace pour faire aimer ces véhicules d’époque ? Il n’y a rien de mieux qu’une manifestation gratuite pour susciter des échanges entre les propriétaires de véhicules et le public : certains visiteurs sauteront peut-être le pas et se lanceront dans la restauration d’une voiture d’époque qui n’attendait que de reprendre vie… Le RetroRencard est organisé dans l’esprit de l’ouverture des musées le premier dimanche de chaque mois et aussi dans un esprit de partage : les uns et les autres peuvent échanger des conseils, s’encourager et se motiver. On peut toujours acheter une épave à restaurer pour 3000 euros ou une voiture restaurée à partir de 15 000 euros.»
Depuis 2014, Fabrice Reithofer est également délégué régional, pour l’Alsace-Lorraine et la Franche-Comté, de la Fédération française de Véhicules d’époque, fondée en 1967 : « Je suis fier d’avoir été accueilli dans cette grande famille de 1100 membres qui rassemble plus de 15 000 collectionneurs et 600 000 voitures anciennes. ».
Effectivement, la belle automobile ancienne appartient à la famille des « actifs tangibles » – au même titre que l’immobilier de prestige ou les métaux précieux. Encore faut-il disposer d’un espace de stockage conséquent, à l’instar du collectionneur Roger Baillon qui rêvait de « son » musée automobile – et dont les belles endormies firent le bonheur de la maison Artcurial, lors d’une mémorable vente aux enchères… Les prix y connurent, semble-t-il, un emballement quelque peu spéculatif…
Alors que s’amorce un tournant de civilisation vers un « vivre ensemble » moins énergivore, Fabrice Reithofer se pose la question de l’énergie de demain dans une Alsace désormais orpheline de son art automobile de haute précision : « En fait, il n’y a rien de neuf, mais que du vieux sans cesse remis à la page comme le moteur à hydrogène. Le moteur électrique est plus que centenaire, l’industrie automobile ne repose que sur des reprises de brevets déjà centenaires. Le « progrès » a beau être médiatisé jusqu’à l’outrance, mais tout a déjà été fait… ».
De nouveau, sa 4CV est en attente d’une amoureuse restauration, trente-cinq après. Dans l’intervalle, son propriétaire a fait 45 000 km à son volant : « Avec le recul de l’expérience, je privilégie le souci de l’authenticité. Depuis que je l’ai acheté et patiemment restaurée avec un ami motoriste, j’ai voulu transmettre ce plaisir non seulement de posséder une vieille auto dans son jus mais aussi de la réveiller et de la faire marcher. ».
Le 2 août, Fabrice Reithofer organisait le pique-nique RetroRencard à Entzheim, en mémoire aussi du Grand Prix ACF qui s’est déroulé sur ce circuit les 15 et 16 juillet 1922. L’homme qui organise les sorties des belles d’antan a œuvré à sa façon pour faire de l’auto un objet parfaitement intégré à son environnement : en proposant le plus beau voyage dans le temps avec celles qui ne roulent plus des mécaniques – rien moins que la traversée de deux siècles d’ingéniosité -, il perpétue le culte d’une bella machina bien désacralisée depuis la fin des « trente glorieuses ». Pour autant, il en assure les beaux jours là où l’on ne l’attendait pas, dans l’exploitation d’un potentiel de nostalgie pour le mythe qui a fabriqué une civilisation ainsi que son industrie phare et fait rouler une société jusqu’au fond du baril…
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